Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires de France.
Si les succès ne manquent pas, la classe moyenne noire reste difficile à cerner, car elle est disséminée, sans représentants.
Depuis l'élection de Barack Obama, les associations noires françaises réclament de la visibilité et des postes prestigieux. Mais existe-t-il en France, l'équivalent de la classe moyenne noire qui a soutenu depuis des années, l'ascension de candidats et de cadres afro-américains ? Pas encore. Car l'histoire des Noirs de France en métropole, recoupe celle de l'immigration récente. Ils seraient «cinq millions» assurent certaines associations toutes prêtes à enrôler la moindre peau bronzée pour peser en politique. «Un chiffre farfelu», répond la démographe Michèle Tribalat. Les estimations les plus fiables reposent sur un sondage du CSA de 2007 et font état de 1,7 million de personnes de plus de 18 ans, antillais inclus. Au maximum, si l'on intègre les plus jeunes, ils représenteraient 4 % de la population française. Et une petite classe moyenne émergente. Car l'essentiel des Africains sont arrivés en France après 1976, rappellent Stephen Smith et Géraldine Faes dans leur ouvrage Noirs et Français ! (éditions du Panama). D'abord des travailleurs isolés, qui n'avaient pas besoin de visas. Suivis par leurs familles. Puis un flux croissant de ressortissants de pays en guerre. Dans les années 1990, la société française redécouvre ses nouveaux Noirs. Ils ne sont plus l'élite issue des colonies, ces poètes ministres comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Ils forment désormais une classe composite.
Des anciens étudiants africains
Avec d'un côté des étudiants africains qui ont choisi de rester, devant les déboires du continent noir. En France, ils ont perdu en prestige ce qu'ils ont gagné en stabilité. Souvent déclassés socialement, comme Amadou Soumaré, œuvrant comme taxi après un master d'informatique, mais l'ambition intacte, ils ont élevé leurs enfants avec «la volonté, pas seulement le rêve, qu'ils réussissent» . L'aîné est centralien, son frère est également ingénieur et la cadette poursuit un doctorat de droit. «Lorsqu'ils étaient petits, nous vivions au Gros Saule, à Aulnay-sous-Bois. J'ai compris qu'en restant dans cet environnement difficile, nos enfants nous échapperaient.» La famille déménage en très grande banlieue à Mitry-Claye, «avec que des petits vieux autour». Une stratégie d'évitement qu'ont suivie beaucoup de ces universitaires africains, lorsque les vagues d'immigration suivante ont formé des bataillons de nouveaux prolétaires. Milos, haïtien, a quitté Évry pour Levallois, «parce que mes enfants se prenaient pour des Noirs du Bronx», résume-t-il. «Pour être acceptés par leurs copains, ils étaient nuls en classe, ils jouaient un rôle.» Aujourd'hui, sa fille est à HEC, son fils travaille dans le marketing d'un opérateur téléphonique, et lui sent que sa vie de professeur, interrompue lors de son arrivée en France, va enfin s'épanouir. «Ils sont taillés pour la société française», s'enorgueillit ce père, qui, lui, vit branché sur RFI, accroché aux nouvelles du pays. Tandis que ses enfants ont formé des couples avec des Français.
Olivier Bouchez, pharmacien, a lui grandi dans une cité à La Courneuve. À mesure que des familles africaines s'installaient, cet Antillais s'est senti sommé de choisir entre les Blancs et les Noirs. «Avec les années, j'ai compris que je serai noir de toute façon aux yeux des Blancs.» La recherche d'un logement dans le XVe arrondissement de Paris s'est avérée éprouvante, «je voyais la déception lorsque les agences découvraient mon visage». Il a fini par s'installer... en banlieue. Comme lui, des copains noirs affichant de bons salaires ont essuyé les mêmes vexations. SOS-Racisme a récemment conduit plusieurs procès contre des agences qui codaient les clients pour éviter les Noirs, à la demande de certains propriétaires. Car, malgré Harry Roselmack, star de TF1, la nouvelle classe moyenne noire n'a pas encore émergé dans l'imaginaire.
La réussite n'éteint pas les discriminations
«Il pèse sur nous un soupçon de légitimité permanent et inconscient», raconte Patrice Schoendorff, métis de Camerounais et de Français. Un temps chef d'un service de psychiatrie dans le Rhône, «je sentais la résistance dans mon équipe». Partout, il lui fallait «être meilleur que les autres, comme si j'avais usurpé ma place». «Être noir est une complication», résume Idriss, diplômé de gestion, cantonné dans un rôle de gardien de foyer, jusqu'à décrocher finalement, des années après sa sortie de la faculté, un poste à sa mesure. Karine, qui vient d'achever une formation d'intelligence stratégique à l'Iris, met «systématiquement sa photo sur les CV, pour éviter de vivre un camouflet juste avant l'entretien». «Pour autant, je ne peux pas dire que j'ai souffert de discrimination. Juste de préjugés.» Comme elle, l'avocat Bernard Solitude, a senti les regards se poser sur sa peau. «Et l'on finit toujours par se demander si ce n'est pas un motif de refus, sans jamais savoir.» Maintenant qu'il est dans la place, «tout se passe bien, mais il faut toujours faire mieux que les autres».
Tous ces nouveaux cadres relatent les conseils des parents, «être irréprochable, être bien habillé», les mots reviennent comme un code de réussite. «Depuis tout petit, mon père m'a expliqué qu'un Noir devait aller vêtu comme un pape», raconte Olivier, un Franco-Éthiopien. Financier à la Banque mondiale, il commence juste à «relâcher». Mais lorsqu'après un jogging, il est venu chercher sa fille au lycée Henri-IV avec une veste à capuche, il a senti sur lui, la réprobation des mères !
Car l'image des Noirs en France oscille entre le «black is beautiful» de la mode, la montée en puissance d'une génération diplômée et la figure d'un délinquant noir, qui a fait irruption sur les écrans, chroniquement, habillé d'une veste à capuche ! Au «bon Noir» des années 1920, à l'étudiant au français raffiné s'est brutalement substituée l'image du nouveau migrant, venu des régions rurales du fleuve Sénégal. Maliens, Mauritaniens, Sénégalais fuyant la disette, souvent analphabètes. En France, ils ont conservé des foyers dimensionnés pour l'Afrique. Cet afflux de Subsahariens s'est concentré en Ile-de-France. Certains quartiers, et notamment dans la capitale ont connu une vague noire, comme le montre Michèle Tribalat dans son enquête sur le voisinage à Paris. Et ces arrivées massives ont frappé les esprits et les médias. Lors des émeutes de 2005, le sociologue Hugues Lagrange avait montré une corrélation entre les villes où la jeunesse était particulièrement nombreuse et les familles les plus larges, pour la plupart africaines. Au flux, s'est ajoutée la concentration. Les enfants de famille africaine vivent dans un univers moins mélangé que les générations précédentes d'immigrés.
Des entrepreneurs venus des quartiers
La classe moyenne reste, pour eux, un univers éloigné. Qu'il faut gagner. Depuis les cités, des débrouillards ont émergé, en lançant des marques aujourd'hui fameuses, comme M.Dia. Son fondateur Mohammed Dia, de Sarcelles, a créé sa ligne de streetwear en 1998. Malamine Koné, ancien berger au Mali, arrivé à 10 ans à Saint-Denis, a lui imaginé Airness, avec un immense succès. Une fois riches, beaucoup ont dû déménager, car la notoriété attire autant de lumières que d'ennuis dans les quartiers. Mais ces nouvelles générations urbaines métissées et spécialement les Noirs sont comme aux États-Unis, des trend setters, des faiseurs de tendance, en matière de culture urbaine, selon les dernières études révélées lors d'un colloque organisé par la chaîne de télévision Trace. «Les fils d'Africains sont plus dynamiques que les Antillais», estime François, né en métropole de mère martiniquaise. «Nous attendons trop souvent une place réservée dans la fonction publique.» Comme leurs parents, spécialement embauchés dans les îles pour pallier le manque de fonctionnaires dans les années 1970. Depuis, les Antillais sont restés nombreux dans l'administration, avec des filières à l'hôpital, La Poste, les prisons... «mais sans accéder à la classe moyenne», regrette-t-on au secrétariat à l'Outre-Mer, où l'on évoque plutôt des cols blancs précarisés. Mais l'université rebat les cartes. Doucement. Avec une mobilité sociale ralentie pour tous.
Si les succès ne manquent pas, la classe moyenne noire reste difficile à cerner, car elle est disséminée, sans représentants. Beaucoup ne réclament d'ailleurs que l'invisibilité et seraient blessés d'être classés. Mais le désir d'être vus et reconnus comme noirs grandit, à mesure que l'imaginaire afro-américain traverse l'Atlantique. De nombreux enfants d'Africains se prennent maintenant pour des fils d'esclaves qu'ils n'ont jamais été. Les ultra-marins ont eux, repris leur lutte pour que l'abolition de l'esclavage n'éteigne pas la honte. En quelques années, le Métis, qui incarnait le modèle français et ses mariages mixtes que l'on opposait à la «ségrégation raciale américaine», s'est effacé au profit du Noir. Le Conseil représentatif des associations noires (Cran) fondé en 2005, a tenté de faire exister un «nouvel homme noir». Mais l'organisation est en voie d'éclatement, sa légitimité contestée de toute part, comme si la couleur de peau, ne suffisait pas à forger un rêve unique.