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法语阅读:Amant 情人-Maguerite Duras 杜拉斯

时间:2009-04-19 09:46:00 来源:可可英语 编辑:maggie  测测英语水平如何

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Notre mère ne prévoyait pas ce que nous sommes de­venus à partir du spectacle de son désespoir, je parle surtout des garçons, des fils. Mais, l'eût-elle prévu, comment aurait-elle pu taire ce qui était devenu son histoire même? faire mentir son visage, son regard, sa voix? son amour? Elle aurait pu mourir. Se supprimer. Disperser la com­munauté invivable. Faire que l'aîné soit tout à fait séparé des deux plus jeunes. Elle ne l'a pas fait. Elle a été im­prudente, elle a été inconséquente, irresponsable. Elle était tout cela. Elle a vécu. Nous l'avons aimée tous les trois au-delà de l'amour. A cause de cela même qu'elle n'aurait pas pu, qu'elle ne pouvait pas se taire, cacher, mentir, si différents que nous ayons été tous les trois, nous l'avons .aimée de la même façon.

Ça a été long. Ça a duré sept ans. Ça a commencé nous avions dix ans. Et puis nous avons eu douze ans. Et puis treize ans. Et puis quatorze ans,, quinze ans. Et puis seize ans, dix-sept ans.

Ça a duré tout cet âge, sept ans. Et puis enfin l'espoir a été renoncé. Il a été abandonne. Abandonnées aussi les tentatives contre l'océan. A l'ombre de la véranda nous re­gardons la montagne de Siam, très sombre dans le plein so­leil, presque noire. La mère est enfin calme, murée. Nous sommes des enfants héroïques, désespérés.

Le petit frère est mort en décembre 1942 sous l'occu­pation japonaise. J'avais quitté Saigon après mon deuxième baccalauréat en 1931. Il m'a écrit une seule fois en dix ans. Sans que je sache jamais pourquoi. La lettre était con­venue, recopiée, sans fautes, calligraphiée. Il me disait qu'ils allaient bien, que l'école marchait. C'était une longue lettre de deux pages pleines. J'ai reconnu son écriture d'en­fant. Il me disait aussi qu'il avait un appartement, une auto, il disait la marque. Qu'il avait repris le tennis. Qu'il était bien, que tout était bien. Qu'il m'embrassait comme il m'aimait, très fort. Il ne parlait pas de la guerre ni de notre frère aîné.

Je parle souvent de. mes frères comme d'un ensemble,. comme elle le faisait elle, notre mère. Je dis: mes frères, elle aussi au-dehors de la famille elle disait: mes fils. Elle a toujours parlé de-la force de ses fils de façon insultante. Pour le dehors, elle ne détaillait pas, elle ne disait pas que le fils aîné était beaucoup plus fort que le second, elle disait qu'il était aussi fort que ses frères, les cultivateurs du Nord. Elle était fière de la force de ses fils comme elle était l'avait été de celle de ses frères. Comme son fils aîné elle dédai­gnait les faibles. De mon amant de Cholen elle disait comme le frère aîné. Je n'écris pas ces mots. C'étaient des mots qui avaient trait aux charognes que l'on trouve dans les dé­serts. Je dis: mes frères, parce que c'était ainsi que je disais moi aussi. C'est après que j'ai dit autrement, quand. le petit frère a grandi et qu'il est devenu martyr.

Non seulement aucune fête n'est célébrée dans notre famille, pas d'arbre de Noël, aucun mouchoir brodé, aucune fleur jamais. Mais aucun mort non plus, aucune sépulture,. aucune mémoire. Elle seule. Le frère aîné restera un assas­sin. Le petit frère mourra de ce frère. Moi je suis partie,. je me suis arrachée. Jusqu'à sa mort le frère aîné l'a eue pour lui seul.

A cette époque-là, de Cholen, de l'image, de l'amant,. ma mère a un sursaut de folie. Elle ne sait rien de ce qui est arrivé à Cholen. Mais je vois qu'elle m'observe, qu'elle se doute de quelque chose. Elle connaît sa fille, cette enfant, il flotte autour de cette enfant, depuis quelque temps, un:

air d'étrangeté, une réserve, dirait-on, récente, qui retient l'attention, sa parole est plus lente encore que d'habitude, et elle si curieuse de tout elle est distraite, son regard a changé, elle est devenue spectatrice de sa mère même, du malheur de sa mère, on dirait qu'elle assiste à son événement. L'épouvante soudaine dans la vie de ma mère. Sa fille court le plus grand danger, celui de ne jamais se marier, de ne jamais s'établir dans la société, d'être démunie devant celle-ci, perdue, solitaire. Dans des crises ma mère se jette sur moi, elle m'enferme dans la chambre, elle me bat à coups de poing, elle me gifle, elle me déshabille, elle s'approche de moi, elle sent mon corps, mon linge, elle dit qu'elle trouve le parfum de l'homme chinois, elle va plus avant, elle re­garde s'il y a des taches suspectes sur le linge et elle hurle, la ville à l'entendre, que sa fille est une prostituée, qu'elle va la jeter dehors, qu'elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d'elle, qu'elle est déshonorée, une chienne vaut davantage. Et elle pleure en demandant ce qu'elle peut faire avec ça, sinon la sortir de la maison pour qu'elle n'em­puantisse plus les lieux.

Derrière les murs de la chambre fermée, le frère. Le frère répond à la mère, il lui dit qu'elle a raison de battre l'enfant, sa voix est feutrée, intime, caressante, il lui dit qu'il leur faut savoir la vérité, à n'importe quel prix,. il leur faut la savoir pour empêcher, que cette petite fille ne se perde, pour empêcher que la mère en soit désespérée. La mère frappa de toutes ses forces. Le petit frère crie à la mère de la laisser tranquille. Il va dans le jardin, il se cache, il a peur que je sois tuée, il a peur, il a toujours peur ; de cet inconnu, notre frère aîné. La peur du petit frère-calme ma mère. Elle pleure sur le désastre de sa vie, de son enfant déshonorée. Je pleure avec elle. Je mens. Je jure sur ma vie que rien ne m'est arrivé, rien même pas un baiser. Comment veux-tu, je dis, avec un Chinois, comment veux-tu que je fasse ça avec un Chinois, si laid, si malingre? Je sais que le frère aîné est rivé à la porte, il écoute, il sait ce que fait ma mère, il sait que la petite est nue, et frappée, il voudrait que ça dure encore et encore jusqu'au danger. Ma mère n'ignore pas ce dessein de mon frère aîné, obscur, terrifiant.

Nous sommes encore très petits. Régulièrement des batailles éclatent entre mes frères, sans prétexte apparent, sauf celui classique du frère aîné, qui dit au petit: sors de là, tu gênes. Aussitôt dit il frappe. Ils se battent sans un mot, on entend seulement leurs souffles, leurs plaintes, le bruit sourd des coups. Ma mère comme en toutes circonstances accompagne la scène d'un opéra de cris.

Ils sont doués de la même faculté de colère, de ces co­lères noires, meurtrières, qu'on n'a jamais vues ailleurs que chez les frères, les sœurs, les mères. Le frère aîné souffre de ne pas faire librement le mal, de ne pas régenter le mal, pas seulement ici mais partout ailleurs. Le petit frère d'as­sister impuissant à cette horreur, cette disposition de son frère aîné.

Quand ils se battaient on avait une peur égale de la mort pour l'un et pour l'autre; la mère. disait qu'ils s'étaient toujours battus, qu'ils n'avaient jamais joué ensemble, ja­mais parlé ensemble. Que la seule chose qu'ils avaient en commun c'était elle leur mère et surtout cette petite sœur, rien d'autre que le sang.

Je crois que du seul enfant aîné ma mère disait: mon enfant. Elle l'appelait quelquefois de cette façon. Des deux autres elle disait: les plus jeunes.

De tout cela nous ne disions rien à l'extérieur, nous avions d'abord appris à nous taire sur le principal de notre vie, la misère. Et puis sur tout le reste aussi. Les premiers confidents, le mot paraît démesuré, ce sont nos amants, nos-rencontres en dehors des postes, dans les rues de Saigon d'abord et puis dans les paquebots de ligne, les trains, et puis partout.

Ma mère, ça la prend tout à coup, vers la fin de l'après-midi, surtout à la saison sèche, elle fait laver la maison de fond en comble, pour nettoyer elle dit, pour assainir, rafraî­chir. La maison est bâtie sur un terre-plein qui l'isole du jardin, des serpents, des scorpions, des fourmis rouges, des inondations du Mékong, de celles qui suivent les grandes tornades de la mousson. Cette élévation de la maison sur le sol permet de la laver à grands seaux d'eau, à la baigner tout entière comme un jardin. Toutes les chaises sont sur les tables, toute la maison ruisselle, le piano du petit salon a les pieds dans l'eau. L'eau descend par les perrons, envahit le préau vers les cuisines. Les petits boys sont très heureux,. on est ensemble avec les petits boys, on s'asperge, et puis on savonne le sol avec du savon de Marseille. Tout le monde est pieds nus, la mère aussi. La mère rit. La mère n'a rien à dire contre rien. La maison tout entière embaume, elle a l'odeur délicieuse de la terre mouillée après l'orage, c'est une odeur qui rend fou de joie surtout quand elle est mélangée à l'autre odeur, celle du savon de Marseille, celle de la pu­reté, de l'honnêteté, celle du linge, celle de la blancheur, celle de notre mère, de l'immensité de la candeur de notre mère. L'eau descend jusque dans les allées. Les familles des boys viennent, les visiteurs des boys aussi, les enfants blancs des maisons voisines. La mère est très heureuse de ce désordre, la mère peut être très heureuse quelquefois le temps d'oublier, celui de laver la maison peut convenir pour le bonheur de la mère. La mère va dans le salon, elle se met au piano, elle joue les seuls airs qu'elle connaisse par cœur, qu'elle a appris à l'Ecole normale. Elle chante. Quel­quefois elle joue, elle rit. Elle se lève et elle danse tout en chantant. Et chacun pense et elle aussi la mère que l'on peut être heureux dans cette maison défigurée qui devient soudain un étang, un champ au bord d'une rivière, un gué, une plage.

Ce sont les deux plus-jeunes enfants, la petite fille et le petit frère, qui les premiers se souviennent. Ils s'arrêtent de rire tout à coup et ils vont dans le jardin où le soir vient.

Je me souviens, à l'instant même où j'écris, que notre frère aîné n'était pas à Vinhlong quand on lavait la maison à grande eau. Il était chez notre tuteur, un prêtre de village, dans le Lot-et-Garonne.

A lui aussi il arrivait de rire parfois mais jamais autant qu'à nous. J'oublie tout, j'oublie de dire ça, qu'on était des enfants rieurs, mon petit frère et moi, rieurs à perdre le souffle, la vie.

Je vois la guerre sous les mêmes couleurs que mon en­fance. Je confonds le temps de la guerre avec le règne de mon frère aîné. C'est aussi sans doute parce que c'est pen­dant la guerre que mon petit frère est mort: le cœur, comme j'ai dit déjà, qui avait cédé, laissé. Le frère aîné, je crois bien ne l'avoir jamais vu pendant la guerre. Déjà il ne m'importait plus de savoir s'il était vivant ou mort. Je vois la guerre comme lui était, partout se répandre, partout péné­trer, voler, emprisonner, partout être là, à tout mélangée, mêlée, présente dans le corps, dans la pensée, dans la veille, dans le sommeil, tout le temps, en proie à la passion saou­lante d'occuper le territoire adorable du corps de l'enfant, du corps des moins forts, des peuples vaincus, cela parce que le mal est là, aux portes, contre la peau.

Nous retournons à la garçonnière. Nous sommes des amants. Nous ne pouvons pas nous arrêter d'aimer.

Parfois je ne rentre pas à la pension, je dors près de lui. Je ne veux pas dormir dans ses bras, dans sa chaleur, mais je dors dans la même chambre, dans le même lit. Quelque­fois je manque le lycée. Nous allons manger dans la ville la nuit. Il me douche, il me lave, il me rince, il adore, il me farde et il m'habille, il m'adore. Je suis la préférée de sa' vie. Il vit dans l'épouvante que je rencontre un autre homme. Moi je n'ai peur de rien de pareil jamais. Il éprouve une autre peur aussi, non parce que je suis blanche mais parce que je suis si jeune, si jeune qu'il pourrait aller en prison si on découvrait notre histoire. Il me dit de con­tinuer à mentir à ma mère et surtout à mon frère aîné, de ne rien dire à personne. Je continue à mentir. Je ris de sa peur. Je lui dis qu'on est beaucoup trop pauvre pour que la mère puisse encore intenter un procès, que d'ailleurs tous les pro­cès qu'elle a intentés elle les a perdus, ceux contre le ca­dastre, ceux contre les administrateurs, contre les gouver­neurs, contre la loi, elle ne sait pas les faire, garder son calme, attendre, attendre encore, elle ne peut pas, elle crie et elle gâche ses chances. Celui-là ce serait pareil, pas la peine d'avoir peur.

Marie-Claude Carpenter. Elle était américaine, elle était, je crois me souvenir, de Boston. Les yeux étaient très clairs, gris-bleus. 1943. Marie-Claude Carpenter était blonde. Elle était à peine fanée. Plutôt belle je crois. Avec un sourire un peu bref qui se fermait très vite, disparaissait dans un éclair. Avec une voix qui tout à coup me revient, basse, un peu discordante dans les aigus. Elle avait quarante-cinq ans. l'âge déjà, l'âge même. Elle habitait le seizième, près de l'Aima. L'appartement faisait le dernier et vaste étage d'un immeuble qui donnerait sur la Seine. On allait dîner chez elle en hiver. Ou déjeuner, en été. Les repas étaient commandés chez les meilleurs traiteurs de Paris. Toujours-décents, presque, mais à peine, insuffisants. On ne l'a ja­mais vue que chez elle, jamais au-dehors. Il y avait là, quelquefois, un mallarméen. Il y avait souvent aussi un ou deux ou trois littérateurs, ils venaient une fois et on ne les revoyait plus. Je n'ai jamais su où elle les trouvait, où elle avait fait leur connaissance ni pourquoi elle les invitait. Je n'ai jamais entendu parler d'aucun d'entre eux ni jamais lu ni entendu parler de leurs œuvres. Les repas duraient peu de temps. On parlait beaucoup de la guerre, c'était Stalingrad, c'était à la fin de l'hiver 42. Marie-Claude Carpenter écoutait beaucoup, elle s'informait beaucoup, elle par­lait peu, souvent elle s'étonnait que tant d'événements lui échappent, elle riait. Très vite à la fin des repas elle s'ex­cusait de devoir partir aussi rapidement mais elle avait à faire, disait-elle. Elle ne disait jamais quoi. Quand on était:en nombre suffisant on restait là une heure ou deux après son départ. Elle nous disait: restez autant que vous voudrez. En son absence personne ne parlait d'elle. Je crois d'ailleurs que personne n'en aurait été capable parce que per­sonne ne la connaissait. On partait, on rentrait avec tou­jours ce sentiment d'avoir traversé une sorte de cauchemar blanc, de revenir d'avoir passé quelques heures chez des inconnus, en présence d'invités qui étaient dans le même cas, et également inconnus, d'avoir vécu un moment sans lendemain aucun, sans aucune motivation ni humaine ni autre. C'en était comme d'avoir traversé une troisième frontière, d'avoir fait un voyage en train, d'avoir attendu dans les sal­les d'attente de médecins, dans des hôtels, des aéroports. En été on déjeunait sur une grande terrasse qui regardait la Seine et on prenait le café dans le jardin qui occupait tout le toit de l'immeuble. Il y avait une piscine. Personne ne se baignait. On regardait Paris. Les avenues vides, le fleuve, les rues. Dans les rues vides, les cattleyas en fleurs. Marie-Claude Carpenter. Je la regardais beaucoup, presque tout le temps, elle en était gênée mais je ne pouvais pas m'empê­cher. Je la regardais pour trouver, trouver qui c'était, Marie-Claude Carpenter. Pourquoi elle était là plutôt qu'ailleurs, pourquoi elle était aussi de si loin, de Boston, pourquoi elle était riche, pourquoi à ce point on ne savait rien d'elle, personne, rien, pourquoi ces réceptions comme forcées, pourquoi, pourquoi dans ses yeux, très loin dedans, au fond de la vue, cette particule de mort, pourquoi? Marie-Claude Carpenter. Pourquoi toutes ses robes avaient en commun un je ne sais quoi qui échappait, qui faisait qu'elles n'étaient pas tout à fait les siennes, qu'elles auraient recou­vert pareillement un autre corps. Des robes neutres, strictes, très claires, blanches comme l'été au cœur de l'hiver.

Betty Fernandez. Le souvenir des hommes ne se pro­duit jamais dans cet éclairement illuminant qui accompagne celui des femmes. Betty Fernandez. Etrangère elle aussi. Aussitôt le nom prononcé, la voici, elle marche dans une rue de Paris, elle est myope, elle voit très peu, elle plisse les yeux pour reconnaître tout à fait, elle vous salue d'une main légère. Bonjour vous allez bien? Morte depuis longtemps maintenant. Depuis trente ans peut-être. Je me souviens de la grâce, c'est trop tard maintenant pour que je l'oublie, rien n'en atteint encore la perfection, rien n'en atteindra jamais la perfection, ni les circonstances, ni l'époque, ni le froid, ni la faim, ni la défaite allemande, ni la mise en pleine lumière du Crime. Elle passe toujours la rue par-dessus l'His­toire de ces choses-là, si terribles soient-elles. Ici aussi les yeux sont clairs. La robe rose est ancienne, et poussiéreuse la capeline noire dans le soleil de la rue. Elle est mince, haute, dessinée à l'encre de Chine, une gravure. Les gens s'arrêtent et regardent émerveillés l'élégance de cette étrangère qui passe sans voir. Souveraine. On ne sait jamais d'emblée d'où elle vient. Et puis on se dit qu'elle ne peut venir que d'ailleurs, que de là. Elle est belle, belle de cette incidence. Elle est vêtue des vieilles nippes de l'Europe, du reste des brocarts, des vieux tailleurs démodés, des vieux rideaux, des vieux fonds, des vieux morceaux, des vieilles loques de haute couture, des vieux renards mités, des vieilles loutres, sa beauté est ainsi, déchirée, frileuse, sanglotante, et d'exil, rien ne lui va, tout est trop grand pour elle, et c'est beau, elle flotte, trop mince, elle ne tient dans rien, et ce­pendant c'est beau. Elle est ainsi faite, dans la tête et dans le corps, que chaque chose qui la touche participe aussitôt, indéfectiblement, de cette beauté.

Elle recevait, Betty Fernandez, elle avait un «jour». On y est allé quelquefois. Il y avait là, une fois, Drieu la Rochelle. Souffrait d'orgueil visiblement, parlait peu pour ne pas condescendre, d'une voix doublée, dans une langue comme traduite, malaisée. Peut-être y avait-il là Brasillach. aussi mais je ne me souviens pas, je le regrette beaucoup. Il n'y avait jamais Sartre. Il y avait des poètes de Montpar­nasse mais je ne sais plus aucun nom, plus rien. Il n'y avait pas d'Allemands. On ne parlait pas de politique. On par­lait de la littérature. Ramon Fernandez parlait de Balzac. On l'aurait écouté jusqu'à la fin des nuits. Il parlait avec un savoir presque tout à fait oublié dont il devait ne rester que presque rien de tout à fait vérifiable. Il donnait peu d'informations, plutôt des avis. Il parlait de Balzac comme il l'eût fait de lui-même, comme s'il eût essayé une fois d'être lui aussi cela, Balzac. Ramon Fernandez avait une civilité sublime jusque dans le savoir, une façon à la fois essentielle et transparente de se servir de la connaissance sans jamais en faire ressentir l'obligation, le poids. C'était quelqu'un de sincère. C'était toujours une fête de le rencontrer dans la rue, au café, il était heureux de vous voir, et c'était vrai, il vous saluait dans le plaisir. Bonjour vous allez bien? Cela, à l'anglaise, sans virgule, dans un rire et durant le temps de ce rire la plaisanterie devenait la guerre elle-même ainsi que toute souffrance obligée qui découlait d'elle, la Résistance comme la Collaboration, la faim comme le froid, le martyr comme l'infamie. Elle, ne parlait que des gens, Betty Fer­nandez, de ceux aperçus dans la rue ou de ceux qu'elle con­naissait, de comment ils allaient, des choses qui restaient à vendre dans les vitrines, des distributions de suppléments de lait, de poisson, des solutions apaisantes aux manques, au froid, à la faim constante, elle était toujours dans le détail pratique de l'existence, elle se tenait là, toujours d'une amitié attentive, très fidèle et très tendre. Collaborateurs, les Fer­nandez. Et moi, deux ans après la guerre, membre du P.C.F. L'équivalence est absolue, définitive. C'est la même chose, la même pitié, le même appel au secours, la même débilité du jugement, la même superstition disons, qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel. Elle aussi, Betty Fernandez, elle regardait les rues vides de l'oc­cupation allemande, elle regardait Paris, les squares des cattleyas en fleurs comme cette autre femme, Marie-Claude Carpenter. Avait de même ses jours de réception.

Il l'accompagne à la pension dans la limousine noire. Il s'arrête un peu avant l'entrée pour qu'on ne le voie pas. C'est la nuit. Elle descend, elle court, elle ne se retourne pas sur lui. Dès le portail passé elle voit que la grande cour de récréation est encore éclairée. Dès qu'elle débouche du couloir elle la voit, elle, qui l'attendait, déjà inquiète, droite, sans sourire aucun. Elle lui demande: où étais-tu? Elle dit: je ne suis pas rentrée dormir. , Elle ne dit pas pourquoi et Hélène Lagonelle ne le lui demande pas. Elle enlève le chapeau rose et défait ses nattes pour la nuit. Tu n'es pas allée au lycée non plus. Non plus. Hélène dit qu'ils ont téléphoné, c'est comme ça qu'elle le sait, qu'il lui faut aller voir la surveillante générale. Il y a beaucoup de jeunes filles dans l'ombre de la-cour. Elles sont toutes en blanc. Il y a des grandes lampes dans les arbres. Certaines salles d'études sont encore éclairées. Il y a des élèves qui travail­lent encore, d'autres qui restent dans les classes pour bavar­der, ou jouer aux cartes, ou chanter. Il n'y a pas d'horaire pour le coucher des élèves, la chaleur est telle pendant le jour, on laisse courir le soir un peu comme on veut, comme les jeunes surveillantes veulent. Nous sommes les seules blanches de la pension d'Etat. Il y a beaucoup de métisses, la plupart ont été abandonnées par leur père, soldat ou marin ou petit fonctionnaire des douanes, des postes, des travaux publics. La plupart viennent de l'Assistance publique. Il y a quelques quarteronnes aussi. Ce que croit Hélène Lago­nelle c'est que le gouvernement français les élève pour en faire des infirmières dans les hôpitaux ou bien des surveil­lantes dans les orphelinats, les léproseries, les hôpitaux psychiatriques. Hélène Lagonelle croit qu'on les envoie aussi dans les lazarets de cholériques et de pestiférés. C'est ce que croit Hélène Lagonelle et elle pleure parce qu'elle ne veut d'aucun de ces postes-là, elle parle toujours de se sauver de la pension.

Je suis allée voir la surveillante de service, c'est une jeune femme métisse elle aussi qui nous regarde beaucoup Hélène et moi. Elle dit: vous n'êtes pas allée au lycée et vous n'avez pas dormi ici cette nuit, nous allons être obligés de prévenir votre mère. Je lui dis que je n'ai pas pu faire autrement mais qu'à partir de ce soir, dorénavant, j'essaierai de revenir chaque soir dormir à la pension, que ce n'est pas-la peine de prévenir ma mère. . La jeune surveillante me regarde et me sourit.

Je recommencerai. Ma mère sera prévenue. Elle viendra voir la directrice du pensionnat et elle lui deman­dera de me laisser libre -le soir, de ne pas contrôler les heures. auxquelles je rentre, de ne pas me forcer non plus à aller en promenade le dimanche avec les pensionnaires. Elle dit:c'est une enfant qui a toujours été libre, sans ça elle se sau­verait, moi-même sa mère je ne peux rien contre ça, si je veux la garder je dois la laisser libre. La directrice a ac­cepté parce que je suis blanche et que, pour la réputation du pensionnat, dans la masse des métisses il faut quelques. blanches. Ma mère a dit aussi que je travaillais bien au lycée tout en étant aussi libre et que ce qui lui était arrivé avec ses fils était si terrible, si grave, que les études de la petite c'était le seul espoir qui lui restait.

La directrice m'a laissée habiter le pensionnat comme un hôtel.

Bientôt j'aurai un diamant au doigt des fiançailles. Alors les surveillantes ne me feront plus de remarques. On se doutera bien que je ne suis pas fiancée, mais le diamant vaut très cher, personne ne doutera qu'il est vrai et personne ne dira plus rien à cause de ce prix du diamant qu'on a donné à la très jeune fille.

Je reviens près d'Hélène Lagonelle. Elle est allongée sur un banc et elle pleure parce qu'elle croit que je vais quit­ter le pensionnat. Je m'assieds sur le banc. Je suis ex­ténuée par la beauté du corps d'Hélène Lagonelle allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à pointée de la main. Les seins sont comme je n'en ai jamais vus. Je ne les ai jamais touchés. Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs. Ce qu'il y a de plus beau, de toutes les choses données par Dieu, c'est ce corps d'Hélène Lago­nelle, incomparable, cet équilibre entre la stature et la façon dont le corps porte les seins, en dehors de lui, comme des choses séparées. Rien n'est plus extraordinaire que cette ro­tondité extérieure dès seins portés, cette extériorité tendue vers les mains. Même le corps de petit coolie de mon petit frère disparaît face à cette splendeur. Les corps des hom­mes ont des formes avares, internées. Elles ne s'abîment pas non plus comme celles d'Hélène Lagonelle qui, elles, ne durent jamais, un été peut-être à bien compter, c'est tout. Elle vient des hauts plateaux de Dalat, Hélène Lagoneile. Son père est un fonctionnaire des postes. Elle est arrivée •en pleine année scolaire il y a peu de temps. Elle a peur, elle se met à côté de vous, elle reste là à ne rien dire, souvent à pleurer. Elle a le teint rose et brun de la montagne, on le reconnaît toujours ici où tous les enfants ont la pâleur verdâtre de l'anémie, de la chaleur torride. Hélène Lagonelle ne va pas au lycée. Elle ne sait pas aller à l'école, Hélène L. Elle n'apprend pas, elle ne retient pas. Elle fréquente les cours primaires de la pension mais ça ne sert à rien. Elle pleure contre mon corps, et je caresse ses cheveux, ses mains, je lui dis que je resterai avec elle au pensionnat. Elle ne sait pas qu'elle est très belle, Hélène L. Ses parents ne savent pas quoi en faire, ils cherchent à la marier au plus vite. Elle trouverait tous les fiancés qu'elle veut, Hélène Lagonelle, mais elle ne les veut pas, elle ne veut pas se marier, elle veut retourner avec sa mère. Elle. Hélène L. Hélène Lagonelle. Elle fera finalement ce que sa mère voudra. Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown, chaussée de lamé, infiniment plus mariable qu'elle, Hélène Lagonelle, elle, on peut la marier, l'établir dans la conjugalité, l'effrayer, lui expliquer ce qui lui fait peur et qu'elle ne comprend pas, lui ordonner de rester là, d'attendre.

Hélène Lagonelle, elle, elle ne sait pas encore ce que je sais. Elle, elle a pourtant dix-sept ans. C'est comme si je le devinais, elle ne saura jamais ce que je sais.

Le corps d'Hélène Lagonelle est lourd, encore innocent, la douceur de sa peau est telle, celle de certains fruits, elle est au bord de ne pas être perçue, illusoire un peu, c'est trop. Hélène Lagonelle donne envie de la tuer, elle fait se lever le songe merveilleux de la mettre à mort de ses propres mains. Ces formes de fleur de farine, elle les porte sans savoir aucun. elle montre ces choses pour les mains les pétrir,-pour la bouche les manger, sans les retenir, sans connaissance d'elles, sans connaissance non plus de leur fabuleux pouvoir. . .

Je la vois comme étant de la même chair que cet homme de Cholen mais dans un présent irradiant, solaire, innocent, dans une éclosion répétée d'elle-même, à chaque geste, à chaque larme, à chacune de ses failles, à chacune de ses ignorances. Hélène Lagonelle, elle est la femme de cet hom­me de peine qui me fait la jouissance si abstraite, si dure, cet homme obscur de Cholen, de la Chine. Hélènu Lago-neHe est de la Chine.

Je n'ai pas oublié Hélène Lagonelle. Je n'ai pas oublié cet homme de .peine. Lorsque je suis partie, lorsque je l'ai quitté, je suis restée deux ans sans m'approcher d'aucun les vols. Quand je le reverrai je ne lui en parlerai pas, la . honte est si grande pour lui, je ne le pourrai pas. Après le faux testament, le faux château Louis XIV est vendu pour une bouchée de pain. La vente a été truquée, comme le testament.

Après la mort de ma mère il est seul. Il n'a pas d'amis, il n'a jamais eu d'amis, il a eu quelquefois des femmes qu'il faisait «travailler» à Montparnasse, quelquefois des femmes qu'il ne faisait pas travailler, au début tout au moins, quel­quefois des hommes mais qui, eux, le payaient. Il vivait dans une grande solitude. Celle-ci s'est accrue avec la vieil­lesse. C'était seulement un voyou, ses causes étaient min­ces. Il a fait peur autour de lui, pas au-delà. Avec nous il a perdu son véritable empire. Ce n'était pas un gangster, c'était un voyou de famille, un fouilleur d'armoires, un as­sassin sans armes. Il ne se compromettait pas. Les voyous vivent ainsi qu'il vivait, sans solidarité, sans grandeur, dans la peur. Il avait peur. Après la mort de ma mère il mène une existence étrange. A Tours. Il ne connaît que les gar­çons de café pour les «tuyaux» des courses et la clientèle vineuse des pockers d'arrière-salle. Il commence à leur ressembler, il boit beaucoup, il attrape les yeux injectés, la bouche torve. A Tours, il n'a plus rien. Les deux pro­priétés liquidées, plus rien. Pendant un an il habite un .garde-meuble loué par ma mère. Il dort pendant un an dans un fauteuil. On veut bien le laisser entrer. Rester là un an. Et puis il est mis dehors.

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