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法语阅读:Amant 情人-Maguerite Duras 杜拉斯

时间:2009-04-19 09:46:00 来源:可可英语 编辑:maggie  测测英语水平如何

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Pendant un an il a dû espérer racheter sa propriété hypothéquée. Il a joué un à un les meubles de ma mère au garde-meuble, les bouddhas de bronze, les cuivres et puis' les lits, et puis les armoires et puis les draps. Et puis un jour il n'a plus rien eu, ça leur arrive, un jour il a le costume qu'il a sur le dos, plus rien d'autre, plus un drap, plus un couvert. Il est seul. En un an personne ne lui a ouvert sa porte. Il écrit à un cousin de Paris. Il aura une chambre de service à Malesherbes. Et à plus de cinquante ans il aura son premier emploi, le premier salaire de sa vie, il est planton dans une Compagnie d'assurances maritimes. Ça a duré, je crois, quinze ans. Il est allé à l'hôpital. Il n'y est pas mort. Il est mort dans sa chambra.

Ma mère n'a jamais parlé de cet enfant. Elle ne s'est jamais plainte. Elle n'a jamais parlé du fouilleur d'armoires à personne. Il en a été de cette maternité comme d'un délit. Elle la tenait cachée. Devait la croire inintelligible, incom­municable a quiconque ne connaissait pas son fils comme elle le connaissait, par-devant Dieu et seulement devant Lui. Elle en disait de petites banalités, toujours les mêmes. Que s'il avait voulu ç'aurait été lui le plus intelligent des trois. Le plus «artiste». Le plus fin. Et aussi celui qui avait le plus aimé sa mère. Lui qui, en définitive, l'avait le mieux comprise. Je ne savais pas, disait-elle, qu'on pouvait at­tendre ça d'un garçon, une telle intuition, une tendresse si profonde.

Nous nous sommes revus une fois, il m'a parlé du petit frère mort. Il a dit: quelle horreur cette mort, c'est abomi­nable, notre petit frère, notre petit Paulo.

Reste cette image de notre parenté: c'est un repas à Sadec. Nous mangeons tous les trois à la table de la salle à manger. Ils ont dix-sept, dix-huit ans. Ma mère n'est pas avec nous. Il nous regarde manger, le petit frère et moi, et puis il pose sa fourchette, il ne regarde plus que mon petit frère. Très longuement il le regarde et puis il lui dit tout à coup, très calmement, quelque chose de terrible. La phrase est sur la nourriture. Il lui dit qu'il doit faire attention, qu'il ne doit pas manger autant. Le petit frère ne répond rien. Il continue. Il rappelle que les gros morceaux de viande c'est pour lui, qu'il ne doit pas l'oublier. Sans ça, dit-il. Je demande: pourquoi pour toi? Il dit: parce que c'est comme ça. Je dis: je voudrais que tu meures. Je ne peux plus manger. Le petit frère non plus. Il attend que . le petit frère ose dire un mot, un seul mot, ses poings fermés sont déjà prêts au-dessus de la table pour lui broyer la figure. Le petit frère ne dit rien. Il est très pâle. Entre ses cils le début des pleurs.

Quand il meurt c'est un jour morne. Je crois, de printemps, d'avril. On me téléphone. Rien, on ne dit rien d'autre, il a été trouvé mort, par terre, dans sa chambre. La mort était en avance sur la fin de son histoire. De son vi­vant c'était déjà fait, c'était trop tard pour qu'il meure, c'était fait depuis la mort du petit frère. Les mots subjugants: tout est consommé.

Elle a demandé que celui-là soit enterré avec elle. Je ne sais plus à quel endroit, dans quel cimetière, je sais que c'est dans la Loire. Ils sont tous les deux dans la tombe. Eux deux seulement. C'est juste. L'image est d'une in­tolérable splendeur.

Le crépuscule tombait à la même heure toute l'année. II était très court, presque brutal. A la saison des pluies, pendant des semaines, on ne voyait pas le ciel, il était pris dans un brouillard uniforme que même la lumière de la lune , ne traversait pas. En saison sèche par contre le ciel était nu, découvert dans sa totalité, cru. Même les nuits sans lune étaient illuminées. Et les ombres étaient pareillement dessinées sur les sols, les eaux, les routes, les murs.

Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelque­fois, c'était à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison sèche. J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d'im­mobilité. L'air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu'aux limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des nuits était celui des chiens de la cam­pagne. Ils hurlaient au mystère. Ils se répondaient de vil­lage en village jusqu'à la consommation totale de l'espace et du temps de la nuit.

Dans les allées de la cour les ombres des pommiers canneliers sont d'encre noire. Le jardin est tout entier figé dans une immobilité de marbre. La maison de même, monumentale, funèbre. Et mon petit frère qui marchait auprès de moi et qui maintenant regarde avec insistance vers le portail ouvert sur l'avenue déserte.

Une fois il n'est pas là devant le lycée. Le chauffeur est seul dans l'auto noire. Il me dit que le père est malade, que le jeune maître est reparti pour Sadec. Que lui, le chauf­feur, a reçu l'ordre de rester à Saigon pour m'amener au lycée, me reconduire à la pension. Le jeune maître est re­venu au bout de quelques jours. De nouveau il a été à l'ar­rière de l'auto noire, le visage détourné pour ne pas voir les regards, toujours dans la peur. Nous nous sommes embras­sés, sans un mot, embrassés, là, nous avons oublié, devant le lycée, embrassés. Dans le baiser il pleurait. Le père al­lait vivre encore. Son dernier espoir s'en allait. Il le lui avait demandé. Il l'avait supplié de le laisser me garder en­core avec lui contre son corps, il lui avait dit qu'il devait le comprendre, qu'il devait lui-même avoir vécu au moins une fois une passion comme celle-ci au cours de sa longue vie, que c'était impossible qu'il en ait été autrement, il l'avait prié de lui permettre de vivre à son tour, une fois, une pas­sion pareille, cette folie-là, cet amour fou de la petite fille blanche, il lui avait demandé de lui laisser le temps de l'ai­mer encore avant de la renvoyer en France, de la lui laisser encore, encore un an peut-être, parce que ce n'était pas pos­sible pour lui de laisser déjà cet amour, il était trop nouveau, encore trop fort, encore trop dans sa violence naissante, que c'était trop affreux encore de se séparer de son corps, d'au­tant, il le savait bien, lui, le père, que cela ne se reproduirait jamais plus.

Le père lui avait répété qu'il préférait le voir mort. Nous nous sommes baignés ensemble avec l'eau fraîche des jarres, nous nous sommes embrassés, nous avons pleuré et ça a été encore à en mourir mais cette fois, déjà, d'une inconsolable jouissance. Et puis je lui ai dit. Je lui ai dit de ne rien regretter, je lui ai rappelé ce qu'il avait dit, que je partirais de partout, que je ne pouvais pas décider de ma conduite. Il a dit que même cela lui était égal désormais, que tout était dépassé. Alors je lui ai dit que j'étais de l'avis de son père. Que je refusais de rester avec lui. le n'ai pas donné de raisons.

C'est une des longues avenues de Vinhlong qui se ter­mine sur le Mékong. C'est une avenue toujours déserte le soir. Ce soir-là comme presque chaque soir il y a une panne d'électricité. Tout commence par là. Dès que j'atteins l'a­venue, que le portail est refermé derrière moi, survient la panne de lumière. Je cours. Je cours parce que j'ai peur de l'obscurité. Je cours de plus en plus vite. Et tout à coup je crois entendre une autre course derrière moi. Et tout à coup je suis sûre que derrière moi quelqu'un court dans mon sillage. Tout en courant je me retourne et je vois. C'est une très grande femme, très maigre, maigre comme la mort et qui rit et qui court. Elle est pieds nus, elle court après moi pour me rattraper. Je la reconnais, c'est la folle du poste, la folle de Vinhlong. Pour la première fois je l'entends, elle parle la nuit, le jour elle dort, et souvent là dans cette avenue, devant le jardin. Elle court en criant dans une langue que je ne connais pas. La peur est telle que je ne peux pas appeler. Je dois avoir huit ans. J'en­tends son rire hurlant et ses cris de joie, c'est sûr qu'elle doit s'amuser de moi. Le souvenir est celui d'une peur centrale. Dire que cette peur dépasse mon entendement, ma force, c'est peu dire. Ce que l'on peut avancer, c'est le souvenir de cette certitude de l'être tout entier, à savoir que si la femme me touche, même légèrement, de la main, je pas­serai à mon tour dans un état bien pire que celui de la mort, l'état de la folie. J'ai atteint le jardin des voisins, la mai­son, j'ai monté les marches et je suis tombée dans l'entrée. Je suis plusieurs jours ensuite sans pouvoir raconter du tout ce qui m'est arrivé.

Tard dans ma vie je suis encore dans la peur de voir s'aggraver un état de ma mère—je n'appelle pas encore cet état—ce qui la mettrait dans le cas d'être séparée de ses enfants. Je crois que ce sera à moi de savoir ce qu'il en sera le jour venu, pas à mes frères, parce que mes frères ne sauraient pas juger de cet état-là.

C'était à quelques mois de notre séparation définitive, c'était à Saigon, tard le soir, nous étions sur la grande ter­rasse de la maison de la rue Testard. Il y avait Dô. J'ai regardé ma mère. Je l'ai mal reconnue. Et puis, dans une sorte d'effacement soudain, de chute, brutalement je ne l'ai plus reconnue au tout. Il y a eu tout à coup, là, près de moi, une personne assise à la place de ma mère, elle n'était pas ma mère, elle avait son aspect, mais jamais elle n'avait été ma mère. Elle avait un air légèrement hébété, elle regar­dait vers le parc, un certain point du parc, elle guettait semble-t-il l'imminence d'un événement dont je ne percevais rien. Il y avait en elle une jeunesse des traits, du regard, un bonheur qu'elle réprimait en raison d'une pudeur dont elle devait être coutumière. Elle était belle. Dô était à côté d'elle. Dô paraissait ne s'être aperçue de rien. L'épouvante ne tenait pas à ce que je dis d'elle, de ses traits, de son air de bonheur, de sa beauté, elle venait de ce qu'elle était assise là même où était assise ma mère lorsque la substi­tution s'était produite, que je savais que personne d'autre n'était là à sa place qu'elle-même, mais que justement cette identité qui n'était remplaçable par aucune autre avait dis­paru et que j'étais sans aucun moyen de faire qu'elle re­vienne, qu'elle commence à revenir. Rien ne se proposait plus pour habiter l'image. Je suis devenue folle en pleine raison. Le temps de crier. J'ai crié. Un cri faible, un appel à l'aide pour que craque cette glace dans laquelle se figeait mortellement toute la scène. Ma mère s'est retournée.

J'ai peuplé toute la ville de cette mendiante de l'avenue. Toutes les mendiantes des villes, des rizières, celles des pistes qui bordaient le Siam, celles des rives du Mékong, je l'en ai peuplée elle qui m'avait fait peur. Elle est venue de partout. Elle est toujours arrivée à Calcutta, d'où qu'elle soit venue. Elle a toujours dormi à l'ombre des pommiers canneliers de la cour de récréation. Toujours ma mère a été là près d'elle, à lui soigner son pied rongé par les vers, plein de mouches.

A côté d'elle la petite fille de l'histoire. Elle la porte depuis deux mille kilomètres. Elle n'en veut plus du tout, elle; ]a donne, allez, prends. Plus d'enfants. Pas d'enfant. Tous morts ou jetés, ça fait une masse à la fin de la vie. Celle-ci qui dort sous les pommiers canneliers n'est pas en­core morte. C'est celle qui vivra le plus longtemps. Elle mourra à l'intérieur de la maison, en robe de dentelle. Elle sera pleurée.

Elle est sur les talus des rizières qui bordent la piste, elle crie et elle rit à gorge déployée. Elle a un rire d'or, à réveiller les morts, à réveiller quiconque écoute rire les en­fants. Elle reste devant le bungalow des jours et des jours, il y a des blancs dans le bungalow, elle se souvient, ils don­nent a. manger aux mendiants. Puis une fois, voilà, elle se réveille au petit jour et elle commence à marcher, un jour elle part, allez voir pourquoi, elle oblique vers la montagne, elle traverse la forêt et elle suit les sentiers qui courent le long des crêtes de la chaîne du Siam. A force de voir, peut-être, de voir un ciel jaune et vert de l'autre côté de la plaine, elle traverse. Elle commence à descendre vers la mer, vers la fin. Elle dévale de sa grande marche maigre les pentes de la forêt. Elle traverse, traverse. Ce sont les forêts pes­tilentielles. Les régions très chaudes. Il n'y a pas le vent salutaire de la mer. Il y a le vacarme stagnant des moustiques. les enfants morts, la pluie chaque jour. Et puis voici les deltas. Ce sont les plus grands deltas de la terre. Ils sont de vase noire. Ils sont vers Chittagong. Elle a quitté les pistes, les forêts, les routes du thé, les soleils rouges, elle parcourt devant elle l'ouverture des deltas. Elle prend la direction du tournoiement du monde, celle toujours loin­taine, enveloppante, de l'est. Un jour elle est face à la mer. Elle crie, elle rit de son gloussement miraculeux d'oiseau, A cause du rire elle trouve à Chittagong une jonque qui la traverse, les pêcheurs veulent bien la prendre, elle traverse en compagnie le golfe du Bengale.

On commence, on commence ensuite à la voir près des décharges publiques dans les banlieues de Calcutta.

Et puis on la perd. Et puis après on la retrouve en­core. Elle est derrière l'ambassade de France de cette même ville. Elle dort dans un parc, rassasiée d'une nourriture infinie.

Elle est là pendant la nuit. Puis dans le Gange au lever du jour. L'humeur rieuse et moqueuse toujours. Elle ne part plus. Ici elle mange, elle dort, c'est calme la nuit, «Ile reste là dans le parc de lauriers-roses.

Un jour je viens, je passe par là. J'ai dix-sept ans. C'est le quartier anglais, les parcs des ambassades, c'est la mousson, les tennis sont déserts. Le long du Gange les lépreux rient.

Nous sommes en escale à Calcutta. Une panne du paquebot de ligne. Nous visitons la ville pour passer le temps. Nous repartons le lendemain soir.

Quinze ans et demi. La chose se sait très vite dans le poste de Sadec. Rien que cette tenue dirait le déshonneur. La mère n'a aucun sens de rien, ni celui de la façon d'élever une petite fille. La pauvre enfant. Ne croyez pas, ce cha­peau n'est pas innocent, ni ce rouge à lèvres, tout ça signifie quelque chose, ce n'est pas innocent, ça veut dire, c'est pour

attirer les regards, l'argent. Les frères, des voyous. On dit que c'est un Chinois, le fils du milliardaire, la villa du Mé­kong, en céramiques bleues. Même lui, au lieu d'en être honoré, il n'en veut pas pour son fils. Famille de voyous blancs.

La Dame on l'appelait, elle venait de Savannakhet. Son mari nommé à Vinhlong. Pendant un an on ne l'avait pas vue à Vinhiong. A cause de ce jeune homme, adminis­trateur-adjoint à Savannakhet. Ils ne .pouvaient plus s'aimer. Alors il s'était tué d'un coup de revolver. L'histoire est par­venue jusqu'au nouveau poste de Vinhiong. Le jour de son départ de Savannakhet pour Vinhiong, une balle dans le cœur. Sur la grande place du poste dans le plein soleil. A cause de ses petites filles et de son mari nommé à Vinhiong elle lui avait dit que cela devait cesser.

Cela se passe dans le quartier mal famé de Cholen, chaque soir. Chaque soir cette petite vicieuse va se faire caresser le corps par un sale Chinois millionnaire. Elle est aussi au lycée où sont les petites filles blanches, les petites sportives blanches qui apprennent le crawl dans la piscine du Club Sportif. Un jour ordre leur sera donné de ne plus parler à la fille de l'institutrice de Sadec.

A la récréation, elle regarde vers la rue, toute seule, adossée à un pilier du préau. Elle ne dit rien de ça à sa mère. Elle continue à venir en classe dans la limousine noire du Chinois de Cholen. Elles la regardent partir. Il n'y aura aucune exception. Aucune ne lui adressera plus la parole. Cet isolement fait se lever le pur souvenir de la dame de Vinhiong. Elle venait, à ce moment-là, d'avoir trente-huit ans. Et dix ans alors l'enfant. Et puis maintenant seize ans tandis qu'elle se souvient.

La dame est sur la terrasse de sa chambre, elle regarde les avenues le long du Mékong, je la vois quand je viens du catéchisme avec mon petit frère. La chambre est au centre d'un grand palais à terrasses couvertes, le palais est au centre du parc de lauriers-roses et de palmes. La même différence sépare la dame et la jeune fille au chapeau plat des autres gens du poste. De même que toutes les deux regardent les longues avenues des fleuves, de même elles sont. Isolées toutes les deux. Seules, des reines. Leur disgrâce va de soi. Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce corps qu'elles ont, caressé par des amants, baisé par leurs bouches, livrées à l'infamie d'une jouissance à en mourir, disent-elles, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour. C'est de cela qu'il est question, de cette humeur à mourir. Cela s'échappe d'elles, de leurs chambres, cette mort si forte qu'on en connaît le fait dans la ville en­tière, les postes de la brousse, les chefs-lieux, les réceptions,. les bals ralentis des administrations générales.

La dame vient justement de reprendre ces réceptions officielles, elle croit que c'est fait, que le jeune homme de Savannakhet est entré dans l'oubli. La dame a donc repris ses soirées auxquelles elle est tenue pour que se voir puissent quand même les gens, de temps en temps, et de temps en temps aussi sortir de la solitude effroyable dans laquelle se tiennent les postes de la brousse perdus dans les étendues quadrilatères du riz, de la peur, de la folie, des fièvres, de l'oubli.

Le soir à la sortie du lycée, la même limousine noire, le même chapeau d'insolence et d'enfance, les mêmes souliers lamés et elle, elle va, elle va se faire découvrir le corps par le milliardaire chinois, il la lavera sous la douche, longue­ment, comme chaque soir elle faisait chez sa mère avec l'eau fraîche d'une jarre qu'il garde pour elle, et puis il la portera mouillée sur le lit, il mettra le ventilateur et il l'embrassera de plus en plus partout. . . et après elle rentrera à la pen­sion, et personne pour la punir, la battre, la défigurer, l'in­sulter.

C'était à la fin de la nuit qu'il s'était tué, sur la grande place du poste étincelante de lumière. Elle dansait. Puis le jour était arrivé. Il avait contourné le corps. Puis, le temps passant, le soleil avait écrasé la forme. Personne n'avait osé approcher. La police le fera. A midi, après l'arrivée des chaloupes du voyage, il n'y aura plus rien, la place sera nette.

Ma mère a dit à la directrice de la pension: ça ne fait rien, tout ça c'est sans importance, vous avez vu? ces petites robes usées, ce chapeau rose. et ces souliers en or, comme cela lui va bien? La mère est ivre de joie quand elle parle de ses enfants et alors son charme est encore plus grand. Les jeunes surveillantes de la pension écoutent la mère pas­sionnément. Tous, dit la mère, ils tournent autour d'elle, tous les hommes du poste, mariés ou non, ils tournent autour de ça, ils veulent de cette petite, de cette chose-là, pas tellement définie encore, regardez, encore une enfant. Dés­honorée disent les gens? et moi je dis: comment ferait l'in­nocence pour se déshonorer?

La mère parle, parle. Elle parle de la prostitution éclatante et elle rit, du scandale, de cette pitrerie, de ce chapeau déplacé, de cette élégance sublime de l'enfant de la traversée du fleuve, et elle rit de cette chose irrésistible ici dans les colonies françaises, je parle, dit-elle, de cette peau de blanche, de cette jeune enfant qui était jusque-là cachée dans les postes de brousse et qui tout à coup arrive au grand jour et se commet dans la ville au su et à la vue de tous, avec la grande racaille milliardaire chinoise, diamant au doigt comme une jeune banquière, et elle pleure.

Quand elle a vu le diamant elle a dit d'une petite voix:ça me rappelle un petit solitaire que j'ai eu aux fiançailles avec mon premier mari. Je dis: monsieur Obscur. On rit. C'était son nom, dit-elle, c'est pourtant vrai.

Nous nous sommes regardées longuement et puis elle a eu un sourire très doux, légèrement moqueur, empreint d'une connaissance si profonde de ses enfants et de ce qui:les attendrait plus tard que j'ai failli lui parler de Cholen.

Je ne l'ai pas fait. Je ne l'ai jamais fait.

Elle a attendu longtemps avant de me parler encore, puis elle l'a fait, avec beaucoup d'amour: tu sais que c'est fini? que tu ne pourras jamais plus te marier ici à la colonie? Je hausse les épaules, je ris. Je dis: je peux me marier par­tout, quand je veux. Ma mère fait signe que non. Non. Elle dit: ici tout se sait, ici tu ne pourras plus. Elle me re­garde et elle dit les choses inoubliables: tu leur plais? Je ré­ponds: c'est ça, je leur plais quand même. C'est là qu'elle dit: tu leur plais aussi à cause de ce que tu es toi.

Elle me demande encore: c'est seulement pour l'argent que tu le vois? J'hésite et puis je dis que c'est seulement pour l'argent. Elle me regarde encore longtemps, elle ne me croit pas. Elle dit: je ne te ^ressemblais pas, j'ai eu plus de mal que toi pour les études et moi j'étais très sérieuse, je l'ai été trop longtemps, trop tard, j'ai perdu le goût de mon plaisir.

C'était un jour de vacances à Sadec. Elle se reposait sur un rocking-chair, les pieds sur une chaise, elle avait fait un courant d'air entre les portes du salon et de la salle à manger. Elle était paisible, pas méchante. Tout à coup­elle avait aperçu sa petite, elle avait eu envie de lui parler.

On n'était pas loin de la fin, de l'abandon des terres du barrage. Pas loin du départ pour la France. Je la regardais s'endormir.

De temps en temps ma mère décrète: demain on va chez le photographe. Elle se plaint du prix mais elle fait quand même les frais des photos de famille. Les photos, on les regarde, on ne se regarde pas mais on regarde les photographies, chacun séparément, sans un mot de commen­taire, mais on les regarde, on se voit. On voit les autres membres de la famille un par un ou rassemblés. On se re­voit quand on était très petit sur les anciennes photos et on se regarde sur les photos récentes. La séparation a encore grandi entre nous. Une fois regardées, les photos sont rangées, avec le linge dans les armoires. Ma mère nous fait photographier pour pouvoir nous voir, voir si nous grandis­sons normalement. Elle nous regarde longuement comme d'autres mères, d'autres enfants. Elle compare les photos entre elles, elle parle de la croissance de chacun. Personne ne lui répond.

Ma mère ne fait photographier que ses enfants. Jamais rien d'autre. Je n'ai pas de photographie de Vinhlong, aucune, du jardin, du fleuve, des avenues droites bordées des tamariniers de la conquête française, aucune, de la mai­son, de nos chambres d'asile blanchies à la chaux avec les .grands lits en fer noirs et dorés, éclairées comme les classes d'école avec les ampoules rougeoyantes des avenues, les abat-jour en tôle verte, aucune, aucune image de ces endroits incroyables, toujours provisoires, au-delà de toute laideur, à fuir, dans lesquelles ma mère campait, en attendant, disait-elle, de s'installer vraiment, mais en France, dans ces régions dont elle a parlé toute sa vie et qui se situaient selon son humeur, son âge, sa tristesse, entre le Pas-de-Calais et l'Entre-deux-Mers. Lorsqu'elle s'arrêtera pour toujours, qu'elle s'ins­tallera dans la Loire, sa chambre sera la redite de celle de Sadec, terrible. Elle aura oublié.

Elle ne faisait jamais de photos de lieux, de paysages,. rien que de nous, ses enfants, et la plupart du temps elle nous groupait pour que la photo coûte moins cher. Les quelques photos d'amateur qui ont été prises de nous l'ont été par des amis de ma mère, des collègues nouveaux arri­vants à la colonie qui prenaient des vues du paysage équatorial, cocotiers et coolies, pour envoyer à leur famille.

Mystérieusement ma mère montre les photographies de ses enfants à sa famille pendant ses congés. Nous ne voulons pas aller dans cette famille. Mes frères ne l'ont jamais con­nue. Moi, la plus petite, d'abord elle m'y tramait. Et puis ensuite je n'y suis plus allée, parce que mes tantes, à cause de ma conduite scandaleuse, ne voulaient plus que leurs filles me voient. Alors il ne reste à ma mère que les photogra­phies à montrer, alors ma mère les montre, logiquement, raisonnablement, elle montre à ses cousines germaines les enfants qu'elle a. Elle se doit de le faire, alors elle le fait, ses cousines c'est ce qui reste de la famille, alors elle leur montre les photos de la famille. Est-ce qu'on aperçoit quel­que chose de cette femme à travers cette façon d'être? A travers cette disposition qu'elle a d'aller jusqu'au bout des choses sans jamais imaginer qu'elle pourrait abandonner, laisser là, les cousines, la peine, la corvée? Je le crois. C'est dans cette vaillance de l'espèce, absurde, que moi je retrouve la grâce profonde.

Quand elle a été vieille, les cheveux blancs, elle est allée aussi chez le photographe, elle y est allée seule, elle s'est fait photographier avec sa belle robe rouge sombre et ses deux bijoux, son sautoir et sa broche en or et jade, un petit tron­çon de jade embouti d'or. Sur la photo elle est bien coiffée, pas un pli, une image. Les indigènes aisés allaient eux aussi au photographe, une fois par existence, quand ils voyaient que la mort approchait. Les photos étaient grandes, elles étaient toutes de même format, elles étaient encadrées dans des beaux cadres dorés et accrochées près de l'autel des an­cêtres. Tous les gens photographiés, j'en ai vus beaucoup, donnaient presque la même photo, leur ressemblance était hallucinante. Ce n'est pas seulement que la vieillesse se res­semble, c'est que les portraits étaient retouchés, toujours, et de telle façon que les particularités du visage, s'il en restait encore, étaient atténuées. Les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l'éternité, ils étaient gommés, uniformément rajeunis. C'était ce que voulaient les gens. Cette ressemblance — cette discrétion — devait habiller le souvenir de leur passage à travers la famille, témoigner à la fois de la singularité de celui-ci et de son effectivité. Plus ils se ressemblaient et plus l'appartenance aux rangs de la famille devait être patente. De plus, tous les hommes avaient le même turban, les femmes le même chignon, les mêmes coiffures tirées, les hommes et les femmes la même robe à col droit. Ils avaient tous le même air que je reconnaîtrais encore entre tous. Et cet air qu'avait ma mère dans la photographie de la robe rouge était le leur, c'était celui-là, noble, diraient certains, et certains autres, effacé,

Ils n'en parlent plus jamais. C'est une chose entendue qu'il ne tentera plus rien auprès de son père pour l'épouser. Que le père n'aura aucune pitié pour son fils. Il n'en a pour personne. De tous les émigrés chinois qui tiennent le com­merce du poste entre leurs mains, celui des terrasses bleues est le plus terrible, le plus riche, celui dont les biens s'étendent le plus loin au-delà de Sadec, jusqu'à Cholen, la capitale chinoise de l'Indochine française. L'homme de Cholen sait que la décision de son père et celle de l'enfant sont les mêmes et qu'elles sont sans appel. A un moindre degré il com­mence à entendre que le départ qui le séparera d'elle est la chance de leur histoire. Que celle-ci n'est pas de la sorte qu'il faut pour être mariée, qu'elle se sauverait de tout mariage, qu'il faudra l'abandonner, l'oublier, la redonner aux blancs, à ses frères.

Depuis qu'il était fou de son corps, la petite fille ne souffrait plus de l'avoir, de sa minceur et, de même, étrange­ment, sa mère ne s'en inquiétait plus comme elle faisait avant, tout comme si elle avait découvert elle aussi que ce corps était finalement plausible, acceptable, autant qu'un autre. Lui, l'amant de Cholen, il croit que la croissance de la petite blanche a pâti de la chaleur trop forte. Lui aussi il est né et il a grandi dans cette chaleur. Il se découvre avoir avec elle cette parenté-là. Il dit que toutes ces années passées ici, à cette intolérable latitude, ont fait qu'elle est devenue une jeune fille de ce pays de l'Indochine. Qu'elle a la finesse de leurs poignets, leurs cheveux drus dont on dirait qu'ils ont pris pour eux toute la force, longs comme les leurs, et surtout, cette peau, cette peau de tout le corps qui vient de l'eau de la pluie qu'on garde ici pour le bain des femmes, des enfants. Il dit que les femmes de France, à côté de celles-ci, ont la peau du corps dure, presque rêche. Il dit encore que la nourriture pauvre des Tropiques, faite de pois­sons, de fruits, y est aussi pour quelque chose. Et aussi les cotonnades et les soies dont les vêtements sont faits, toujours larges ces vêtements, qui laissent le corps loin d'eux, libre, nu.

L'amant de Cholen s'est fait à l'adolescence de la petite blanche jusqu'à s'y perdre. La jouissance qu'il prend à elle chaque soir a engagé son temps, sa vie. Il ne lui parle pres­que plus. Peut-être croit-il qu'elle ne comprendrait plus ce qu'il lui dirait d'elle, de cet amour qu'il ne connaissait pas-encore et dont il ne sait rien dire. Peut-être découvre-t-il qu'ils ne se sont jamais encore parlé, sauf lorsqu’ils s'appellent dans les cris de la chambre le soir. Oui, je crois qu'il ne savait pas, il découvre qu'il ne savait pas.

Il la regarde. Les yeux fermés il la regarde encore. II respire son visage. Il respire l'enfant, les yeux fermés il res­pire sa respiration, .cet air chaud qui ressort d'elle. .11 dis­cerne de moins en moins clairement les limites de ce corps, celui-ci n'est pas comme les autres, il n'est pas fini, dans la chambre il grandit encore, il est encore sans formes arrêtées, à tout instant en train de se faire, il n'est pas seulement là où il le voit, il est ailleurs aussi, il s'étend au-delà de la vue,. vers le jeu. la mort, il est souple, il part tout entier dans la jouissance comme s'il était grand, en âge, il est sans malice, d'une intelligence effrayante.

Je regardais ce qu'il faisait de moi, comme il se servait de moi et je n'avais jamais pensé qu'on pouvait le faire de la sorte, il allait au-delà de mon espérance et conformément à la destinée de mon corps. Ainsi j'étais devenue son enfant. Il était devenu autre chose aussi pour moi. Je commençais à reconnaître la douceur inexprimable de sa peau, . . . au-delà de lui-même. L'ombre d'un autre homme aussi devait passer par la chambre, celle d'un jeune assassin, mais je ne le savais pas encore, rien n'en apparaissait encore à mes yeux. Celle d'un jeune chasseur aussi devait passer par la chambre mais pour celle-là, oui, je le savais, quelquefois il était présent dans la jouissance et je le lui disais, à l'amant de Cholen, je lui parlais de son corps. . . de son ineffable douceur, de son courage dans la forêt et sur les rivières aux embouchures des panthères noires. . . Et parfois il prend peur, tout à coup il s'inquiète de sa santé comme s'il dé­couvrait qu'elle était mortelle et que l'idée le traversait qu'il pouvait la perdre. Qu'elle soit si mince, tout à coup, et il prend peur aussi quelquefois, brutalement. Et de ce mal de tête aussi, qui souvent la fait mourante, livide, immobile, un bandeau humide sur les

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