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听法语故事: 美丽朋友  第九章

时间:2011-06-15 21:50:28 来源:可可法语 编辑:lydie310  测测英语水平如何

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Bel-Ami  美丽朋友
Guy de Maupassant  莫泊桑
Publication: 1885

Deuxième partie
Chapitre 9

Georges Duroy avait retrouvé toutes ses habitudes
anciennes.
Installé maintenant dans le petit rez-de-chaussée
de la rue de Constantinople, il vivait sagement, en
homme qui prépare une existence nouvelle. Ses relations
avec Mme de Marelle avaient même pris une
allure conjugale, comme s’il se fût exercé d’avance
à l’événement prochain ; et sa maîtresse, s’étonnant
souvent de la tranquillité réglée de leur union, répétait
en riant : "Tu es encore plus popote que mon
mari, ça n’était pas la peine de changer."
Mme Forestier n’était pas revenue. Elle s’attardait
à Cannes. Il reçut une lettre d’elle, annonçant
son retour seulement pour le milieu d’avril, sans
un mot d’allusion à leurs adieux. Il attendit. Il était
bien résolu maintenant à prendre tous les moyens
pour l’épouser, si elle semblait hésiter. Mais il avait
confiance en sa fortune, confiance en cette force de
séduction qu’il sentait en lui, force vague et irrésistible
que subissaient toutes les femmes.
Un court billet le prévint que l’heure décisive allait
sonner.
"Je suis à Paris. Venez me voir.
"MADELEINE FORESTIER."
Rien de plus. Il l’avait reçu par le courrier de neuf
heures. Il entrait chez elle à trois heures, le même
jour.
Elle lui tendit les deux mains, en souriant de son
joli sourire aimable ; et ils se regardèrent pendant
quelques secondes, au fond des yeux.
Puis ellemurmura :
"Commevous avez été bon de venir là-bas dans ces
circonstances terribles."
Il répondit :
"J’aurais fait tout ce que vousm’auriez ordonné."
Et ils s’assirent. Elle s’informa des nouvelles, des
Walter, de tous les confrères et du journal. Elle y pensait
souvent, au journal.
"Ça me manque beaucoup, disait-elle, mais beaucoup.
J’étais devenue journaliste dans l’âme. Que
voulez-vous, j’aime ce métier-là."
Puis elle se tut. Il crut comprendre, il crut trouver
dans son sourire, dans le ton de sa voix, dans ses
paroles elles-mêmes, une sorte d’invitation ; et bien
qu’il se fût promis de ne pas brusquer les choses, il
balbutia :
"Eh bien... pourquoi... pourquoi ne le reprendriezvous
pas... ce métier... sous... sous le nomde Duroy ?"
Elle redevint brusquement sérieuse et, posant la
main sur son bras, elle murmura :
"Ne parlons pas encore de ça."
Mais il devina qu’elle acceptait, et tombant à genoux
il se mit à lui baiser passionnément les mains
en répétant, en bégayant :
"Merci, merci, comme je vous aime !"
Elle se leva. Il fit comme elle et il s’aperçut qu’elle
était fort pâle. Alors il comprit qu’il lui avait plu, depuis
longtemps peut-être ; et comme ils se trouvaient
face à face, il l’étreignit, puis il l’embrassa sur le front,
d’un long baiser tendre et sérieux.
Quand elle se fut dégagée, en glissant sur sa poitrine,
elle reprit d’un ton grave :
"Écoutez, mon ami, je ne suis encore décidée à
rien. Cependant il se pourrait que ce fût oui. Mais
vous allez me promettre le secret absolu jusqu’à ce
que je vous en délie."
Il jura et partit, le coeur débordant de joie.
Il mit désormais beaucoup de discrétion dans les
visites qu’il lui fit et il ne sollicita pas de consentement
plus précis, car elle avait une manière de parler
de l’avenir, de dire " plus tard", de faire des projets
où leurs deux existences se trouvaient mêlées,
qui répondait sans cesse, mieux et plus délicatement,
qu’une formelle acceptation.
Duroy travaillait dur, dépensait peu, tâchait d’économiser
quelque argent pour n’être point sans le sou
au moment de son mariage, et il devenait aussi avare
qu’il avait été prodigue.
L’été se passa, puis l’automne, sans qu’aucun
soupçon vînt à personne, car ils se voyaient peu, et
le plus naturellement du monde.
Un soir Madeleine lui dit, en le regardant au fond
des yeux :
"Vous n’avez pas encore annoncé notre projet à
Mme deMarelle ?
- Non, mon amie. Vous ayant promis le secret je
n’en ai ouvert la bouche à âme qui vive.
- Eh bien, il serait temps de la prévenir. Moi, je me
charge desWalter. Ce sera fait cette semaine, n’est-ce
pas ?"
Il avait rougi.
"Oui, dès demain."
Elle détourna doucement les yeux, comme pour ne
point remarquer son trouble, et reprit :
"Si vous le voulez, nous pourrons nous marier au
commencement de mai . Ce serait très convenable.
- J’obéis en tout avec joie.
- Le 10 mai, qui est un samedi, me plairait beaucoup,
parce que c’est mon jour de naissance.
- Soit, le 10 mai.
- Vos parents habitent près de Rouen, n’est-ce pas ?
Vous me l’avez dit du moins.
- Oui, près de Rouen, à Canteleu.
- Qu’est-ce qu’ils font ?
- Ils sont... ils sont petits rentiers.
- Ah ! J’ai un grand désir de les connaître."
Il hésita, fort perplexe :
"Mais... c’est que, ils sont..."
Puis il prit son parti en homme vraiment fort :
"Ma chère amie, ce sont des paysans, des cabaretiers
qui se sont saignés aux quatre membres pour
me faire faire des études. Moi, je ne rougis pas d’eux,
mais leur... simplicité... leur... rusticité pourrait peutêtre
vous gêner."
Elle souriait délicieusement, le visage illuminé
d’une bonté douce.
"Non. Je les aimerai beaucoup. Nous irons les voir.
Je le veux. Je vous reparlerai de ça. Moi aussi je suis
fille de petite gens... mais je les ai perdus, moi, mes
parents. Je n’ai plus personne au monde... - elle lui
tendit la main et ajouta... - que vous."
Et il se sentit attendri, remué, conquis comme il ne
l’avait pas encore été par aucune femme.
"J’ai pensé à quelque chose, dit-elle, mais c’est assez
difficile à expliquer."
Il demanda :
"Quoi donc ?
- Eh bien, voilà, mon cher, je suis comme toutes
les femmes, j’ai mes... mes faiblesses, mes petitesses,
j’aime ce qui brille, ce qui sonne. J’aurais adoré porter
un nom noble. Est-ce que vous ne pourriez pas, à
l’occasion de notre mariage, vous... vous anoblir un
peu ?"
Elle avait rougi, à son tour ; comme si elle lui eût
proposé une indélicatesse.
Il répondit simplement :
"J’y ai bien souvent songé, mais cela ne me paraît
pas facile.
- Pourquoi donc ?"
Il se mit à rire :
"Parce que j’ai peur de me rendre ridicule."
Elle haussa les épaules :
"Mais pas du tout, pas du tout. Tout le monde le
fait et personne n’en rit. Séparez votre nom en deux :
"Du Roy." Ça va très bien. "
Il répondit aussitôt, en hommequi connaît la question
:
"Non, ça ne va pas. C’est un procédé trop simple,
trop commun, trop connu. Moi j’avais pensé à
prendre le nom de mon pays, comme pseudonyme
littéraire d’abord, puis à l’ajouter peu à peu au mien,
puis même, plus tard, à couper en deux mon nom
comme vous me le proposiez."
Elle demanda :
"Votre pays c’est Canteleu ?
- Oui."
Mais elle hésitait :
"Non. Je n’en aime pas la terminaison. Voyons, estce
que nous ne pourrions pas modifier un peu ce
mot... Canteleu ?"
Elle avait pris une plume sur la table et elle griffonnait
des noms en étudiant leur physionomie. Soudain
elle s’écria :
"Tenez, tenez, voici."
Et elle lui tendit un papier où il lut "MadameDuroy
de Cantel."
Il réfléchit quelques secondes, puis il déclara avec
gravité :
"Oui, c’est très bon."
Elle était enchantée et répétait :
"Duroy de Cantel, Duroy de Cantel, Madame Duroy
de Cantel. C’est excellent, excellent !"
Elle ajouta, d’un air convaincu :
"Et vous verrez comme c’est facile à faire accepter
par tout lemonde.Mais il faut saisir l’occasion. Car il
serait trop tard ensuite. Vous allez, dès demain, signer
vos chroniquesD. de Cantel, et vos échos tout simplement
Duroy. Ça se fait tous les jours dans la presse et
personne ne s’étonnera de vous voir prendre un nom
de guerre. Au moment de notre mariage, nous pourrons
encore modifier un peu cela en disant aux amis
que vous aviez renoncé à votre du parmodestie, étant
donné votre position, oumême sans rien dire du tout.
Quel est le petit nom de votre père ?
- Alexandre."
Elle murmura deux ou trois fois de suite :
"Alexandre, Alexandre", en écoutant la sonorité
des syllabes, puis elle écrivit sur une feuille toute
blanche :
"Monsieur etMadame Alexandre du Roy de Cantel
ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur
Georges du Roy de Cantel, leur fils, avec MadameMadeleine
Forestier."
Elle regardait son écriture d’un peu loin, ravie de
l’effet, et elle déclara :
"Avec un rien de méthode, on arrive à réussir tout
ce qu’on veut."
Quand il se retrouva dans la rue, bien déterminé à
s’appeler désormais du Roy, et même du Roy de Cantel,
il lui sembla qu’il venait de prendre une importance
nouvelle. Il marchait plus crânement, le front
plus haut, la moustache plus fière, comme doit marcher
un gentilhomme. Il sentait en lui une sorte d’envie
joyeuse de raconter aux passants :
"Jem’appelle du Roy de Cantel."
Mais à peine rentré chez lui, la pensée de Mme de
Marelle l’inquiéta et il lui écrivit aussitôt, afin de lui
demander un rendez-vous pour le lendemain.
"Ça sera dur, pensait-il. Je vais recevoir une bourrasque
de premier ordre."
Puis il en prit son parti avec l’insouciance naturelle
qui lui faisait négliger les choses désagréables de la
vie, et il se mit à faire un article fantaisiste sur les impôts
nouveaux à établir afin de rassurer l’équilibre du
budget.
Il y fit figurer la particule nobiliaire pour cent
francs par an, et les titres, depuis baron jusqu’à
prince, pour cinq cents jusqu’àmille francs.
Et il signa : D. de Cantel.
Il reçut le lendemain un petit bleu de sa maîtresse
annonçant qu’elle arriverait à une heure.
Il l’attendit avec un peu de fièvre, résolu d’ailleurs
à brusquer les choses, à tout dire dès le début, puis,
après la première émotion, à argumenter avec sagesse
pour lui démontrer qu’il ne pouvait pas rester
garçon indéfiniment, et que M. de Marelle s’obstinant
à vivre, il avait dû songer à une autre qu’elle pour
en faire sa compagne légitime.
Il se sentait ému cependant. Quand il entendit le
coup de sonnette, son coeur se mit à battre.
Elle se jeta dans ses bras." Bonjour, Bel-Ami."
Puis, trouvant froide son étreinte, elle le considéra
et demanda :
"Qu’est-ce que tu as ?
- Assieds-toi, dit-il. Nous allons causer sérieusement."
Elle s’assit sans ôter son chapeau, relevant seulement
sa voilette jusqu’au-dessus du front, et elle attendit.
Il avait baissé les yeux ; il préparait son début. Il
commença d’une voix lente :
"Ma chère amie, tu me vois fort troublé, fort triste
et fort embarrassé de ce que j’ai à t’avouer. Je t’aime
beaucoup, je t’aime vraiment du fond du coeur, aussi
la crainte de te faire de la peine m’afflige-t-elle
plus encore que la nouvelle même que je vais t’apprendre."
Elle pâlissait, se sentant trembler, et elle balbutia :
"Qu’est-ce qu’il y a ? Dis vite !"
Il prononça d’un ton triste mais résolu, avec cet accablement
feint dont on use pour annoncer les malheurs
heureux : "Il y a que je me marie."
Elle poussa un soupir de femme qui va perdre
connaissance, un soupir douloureux venu du fond de
la poitrine, et elle se mit à suffoquer, sans pouvoir
parler, tant elle haletait.
Voyant qu’elle ne disait rien, il reprit :
"Tu ne te figures pas combien j’ai souffert avant
d’arriver à cette résolution.Mais je n’ai ni situation ni
argent. Je suis seul, perdu dans Paris. Il me fallait auprès
de moi quelqu’un qui fût surtout un conseil, une
consolation et un soutien. C’est une associée, une alliée
que j’ai cherchée et que j’ai trouvée."
Il se tut, espérant qu’elle répondrait, s’attendant à
une colère furieuse, à des violences, à des injures.
Elle avait appuyé une main sur son coeur comme
pour le contenir et elle respirait toujours par secousses
pénibles qui lui soulevaient les seins et lui remuaient
la tête.
Il prit la main restée sur le bras du fauteuil, mais
elle la retira brusquement. Puis elle murmura comme
tombée dans une sorte d’hébétude :
"Oh !...mon Dieu..."
Il s’agenouilla devant elle, sans oser la toucher cependant,
et il balbutia, plus ému par ce silence qu’il
ne l’eût été par des emportements :
"Clo, ma petite Clo, comprends bien ma situation,
comprends bien ce que je suis. Oh ! si j’avais pu
t’épouser, toi, quel bonheur ! Mais tu es mariée. Que
pouvais-je faire ? Réfléchis, voyons, réfléchis ! Il faut
que je me pose dans le monde, et je ne le puis pas
faire tant que je n’aurai pas d’intérieur. Si tu savais !...
Il y a des jours où j’avais envie de tuer ton mari..."
Il parlait de sa voix douce, voilée, séduisante, une
voix qui entrait comme une musique dans l’oreille. Il
vit deux larmes grossir lentement dans les yeux fixes
de sa maîtresse, puis couler sur ses joues, tandis que
deux autres se formaient déjà au bord des paupières.
Il murmura :
"Oh ! ne pleure pas, Clo, ne pleure pas, je t’en supplie.
Tu me fends le coeur."
Alors, elle fit un effort, un grand effort pour être
digne et fière ; et elle demanda avec ce ton chevrotant
des femmes qui vont sangloter :
"Qui est-ce ?"
Il hésita une seconde, puis, comprenant qu’il le fallait
:
"Madeleine Forestier."
Mme de Marelle tressaillit de tout son corps, puis
elle demeura muette, songeant avec une telle attention
qu’elle paraissait avoir oublié qu’il était à ses
pieds.
Et deux gouttes transparentes se formaient sans
cesse dans ses yeux, tombaient, se reformaient encore.
Elle se leva. Duroy devina qu’elle allait partir sans
lui dire un mot, sans reproches et sans pardon : et il
en fut blessé, humilié au fond de l’âme. Voulant la retenir,
il saisit à pleins bras sa robe, enlaçant à travers
l’étoffe ses jambes rondes qu’il sentit se roidir pour
résister.
Il suppliait :
"Je t’en conjure, ne t’en va pas comme ça." Alors
elle le regarda, de haut en bas, elle le regarda avec
cet oeil mouillé, désespéré, si charmant et si triste qui
montre toute la douleur d’un coeur de femme, et elle
balbutia : "Je n’ai... je n’ai rien à dire... je n’ai... rien
à faire... Tu... tu as raison... tu... tu... as bien choisi ce
qu’il te fallait..."
Et s’étant dégagée d’unmouvement en arrière, elle
s’en alla, sans qu’il tentât de la retenir plus longtemps.
Demeuré seul, il se releva, étourdi comme s’il avait
reçu un horion sur la tête ; puis prenant son parti, il
murmura : "Ma foi, tant pis ou tant mieux. Ça y est...
sans scène. J’aime autant ça." Et, soulagé d’un poids
énorme, se sentant tout à coup libre, délivré, à l’aise
pour sa vie nouvelle, il se mit à boxer contre le mur
en lançant de grands coups de poing, dans une sorte
d’ivresse de succès et de force, comme s’il se fût battu
contre la Destinée.
Quand Mme Forestier lui demanda : "Vous avez
prévenuMme deMarelle ? "
Il répondit avec tranquillité : "Mais oui..."
Elle le fouillait de son oeil clair.
"Et ça ne l’a pas émue ?
- Mais non, pas du tout. Elle a trouvé ça très bien,
au contraire."
La nouvelle fut bientôt connue. Les uns s’étonnèrent,
d’autres prétendirent l’avoir prévu, d’autres
encore sourirent en laissant entendre que ça ne les
surprenait point.
Le jeune homme qui signaitmaintenantD. de Cantel
ses chroniques, Duroy ses échos, et du Roy les articles
politiques qu’il commençait à donner de temps
en temps, passait la moitié des jours chez sa fiancée
qui le traitait avec une familiarité fraternelle où entrait
cependant une tendresse vraie mais cachée, une
sorte de désir dissimulé comme une faiblesse. Elle
avait décidé que le mariage se ferait en grand secret,
en présence des seuls témoins, et qu’on partirait le
soir même pour Rouen. On irait le lendemain embrasser
les vieux parents du journaliste, et on demeurerait
quelques jours auprès d’eux.
Duroy s’était efforcé de la faire renoncer à ce projet,
mais n’ayant pu y parvenir, il s’était soumis, à la fin.
Donc, le 10 mai étant venu, les nouveaux époux,
ayant jugé inutiles les cérémonies religieuses, puisqu’ils
n’avaient invité personne, rentrèrent pour fermer
leurs malles, après un court passage à la mairie,
et ils prirent à la gare Saint-Lazare le train de six
heures du soir qui les emporta vers la Normandie.
Ils n’avaient guère échangé vingt paroles jusqu’au
moment où ils se trouvèrent seuls dans le wagon. Dès
qu’ils se sentirent en route, ils se regardèrent et se
mirent à rire, pour cacher une certaine gêne, qu’ils ne
voulaient point laisser voir.
Le train traversait doucement la longue gare des
Batignolles, puis il franchit la plaine galeuse qui va
des fortifications à la Seine.
Duroy et sa femme, de temps en temps, prononçaient
quelques mots inutiles, puis se tournaient de
nouveau vers la portière.
Quand ils passèrent le pont d’Asnières, une gaieté
les saisit à la vue de la rivière couverte de bateaux,
de pêcheurs et de canotiers. Le soleil, un puissant soleil
de mai, répandait sa lumière oblique sur les embarcations
et sur le fleuve calme qui semblait immobile,
sans courant et sans remous, figé sous la chaleur
et la clarté du jour finissant. Une barque à voile, au
milieu de la rivière, ayant tendu sur ses deux bords
deux grands triangles de toile blanche pour cueillir
les moindres souffles de brise, avait l’air d’un énorme
oiseau prêt à s’envoler.
Duroy murmura :
"J’adore les environs de Paris, j’ai des souvenirs de
fritures qui sont lesmeilleurs de mon existence."
Elle répondit :
"Et les canots ! Comme c’est gentil de glisser sur
l’eau au coucher du soleil. "
Puis ils se turent comme s’ils n’avaient point osé
continuer ces épanchements sur leur vie passée, et ils
demeurèrent muets, savourant peut-être déjà la poésie
des regrets.
Duroy, assis en face de sa femme, prit sa main et la
baisa lentement.
"Quand nous serons revenus, dit-il, nous irons
quelquefois dîner à Chatou."
Elle murmura :
"Nous aurons tant de choses à faire !" sur un ton
qui semblait signifier : "Il faudra sacrifier l’agréable à
l’utile."
Il tenait toujours sa main, se demandant avec
inquiétude par quelle transition il arriverait aux
caresses. Il n’eût point été troublé de même devant
l’ignorance d’une jeune fille ; mais l’intelligence
alerte et rusée qu’il sentait enMadeleine rendait embarrassée
son attitude. Il avait peur de lui sembler
niais, trop timide ou trop brutal, trop lent ou trop
prompt.
Il serrait cette main par petites pressions, sans
qu’elle répondît à son appel. Il dit :
"Ça me semble très drôle que vous soyez ma
femme."
Elle parut surprise :
"Pourquoi ça ?
- Je ne sais pas. Ça me semble drôle. J’ai envie de
vous embrasser, et jem’étonne d’en avoir le droit."
Elle lui tendit tranquillement sa joue, qu’il baisa
comme il eût baisé celle d’une soeur.
Il reprit :
"La première fois que je vous ai vue ( vous savez
bien, à ce dîner où m’avait invité Forestier ), j’ai
pensé : " Sacristi, si je pouvais découvrir une femme
comme ça." Eh bien, c’est fait. Je l’ai."
Elle murmura :
"C’est gentil." Et elle le regardait tout droit, finement,
de son oeil toujours souriant.
Il songeait : "Je suis trop froid. Je suis stupide. Je
devrais aller plus vite que ça." Et il demanda :
"Comment aviez-vous donc fait la connaissance de
Forestier ?"
Elle répondit, avec une malice provocante :
"Est-ce que nous allons à Rouen pour parler de
lui ?"
Il rougit : "Je suis bête. Vous m’intimidez beaucoup."
Elle fut ravie : "Moi ! Pas possible ? D’où vient ça ?"
Il s’était assis à côté d’elle, tout près. Elle cria : "Oh !
un cerf !"
Le train traversait la forêt de Saint-Germain ; et elle
avait vu un chevreuil effrayé franchir d’un bond une
allée.
Duroy s’étant penché pendant qu’elle regardait par
la portière ouverte posa un long baiser, un baiser
d’amant dans les cheveux de son cou.
Elle demeura quelques moments immobile ; puis,
relevant la tête :
"Vous me chatouillez, finissez."
Mais il ne s’en allait point, promenant doucement,
en une caresse énervante et prolongée, sa moustache
frisée sur la chair blanche.
Elle se secoua :
"Finissez donc."
Il avait saisi la tête de sa main droite glissée derrière
elle, et il la tournait vers lui. Puis il se jeta sur sa
bouche comme un épervier sur une proie.
Elle se débattait, le repoussait, tâchait de se dégager.
Elle y parvint enfin, et répéta :
"Mais finissez donc."
Il ne l’écoutait, plus, l’étreignant, la baisant d’une
lèvre avide et frémissante, essayant de la renverser
sur les coussins du wagon.
Elle se dégagea d’un grand effort, et, se levant avec
vivacité :
"Oh ! voyons, Georges, finissez. Nous ne sommes
pourtant plus des enfants, nous pouvons bien attendre
Rouen."
Il demeurait assis, très rouge, et glacé par ces mots
raisonnables ; puis, ayant repris quelque sang-froid :
"Soit, j’attendrai, dit-il avec gaieté, mais je ne suis
plus fichu de prononcer vingt paroles jusqu’à l’arrivée.
Et songez que nous traversons Poissy.
- C’est moi qui parlerai", dit-elle.
Elle se rassit doucement auprès de lui.
Et elle parla, avec précision, de ce qu’ils feraient
à leur retour. Ils devaient conserver l’appartement
qu’elle habitait avec son premier mari, et Duroy héritait
aussi des fonctions et du traitement de Forestier
à La Vie Française.
Avant leur union, du reste, elle avait réglé, avec une
sûreté d’homme d’affaires, tous les détails financiers
du ménage.
Ils s’étaient associés sous le régime de la séparation
de biens, et tous les cas étaient prévus qui
pouvaient survenir : mort, divorce, naissance d’un
ou de plusieurs enfants. Le jeune homme apportait
quatre mille francs, disait-il, mais, sur cette somme,
il en avait emprunté quinze cents. Le reste provenait
d’économies faites dans l’année, en prévision
de l’événement. La jeune femme apportait quarante
mille francs que lui avait laissés Forestier, disait-elle.
Elle revint à lui, citant son exemple :
"C’était un garçon très économe, très rangé, très
travailleur. Il aurait fait fortune en peu de temps. "
Duroy n’écoutait plus, tout occupé d’autres pensées.
Elle s’arrêtait parfois pour suivre une idée intime,
puis reprenait :
"D’ici à trois ou quatre ans, vous pouvez fort bien
gagner de trente à quarante mille francs par an. C’est
ce qu’aurait eu Charles, s’il avait vécu."
Georges, qui commençait à trouver longue la leçon,
répondit :
"Il me semblait que nous n’allions pas à Rouen
pour parler de lui."
Elle lui donna une petite tape sur la joue :
"C’est vrai, j’ai tort."
Elle riait.
Il affectait de tenir ses mains sur ses genoux,
comme les petits garçons bien sages.
"Vous avez l’air niais, comme ça", dit-elle.
Il répliqua :
"C’est mon rôle, auquel vousm’avez d’ailleurs rappelé
tout à l’heure, et je n’en sortirai plus.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est vous qui prenez la direction de la
maison, etmême celle de ma personne. Cela vous regarde,
en effet, comme veuve !"
Elle fut étonnée :
"Que voulez-vous dire au juste ?
- Que vous avez une expérience qui doit dissiper
mon ignorance, et une pratique du mariage qui doit
dégourdir mon innocence de célibataire, voilà, na !"
Elle s’écria :
"C’est trop fort !"
Il répondit :
"C’est comme ça. Je ne connais pas les femmes,
moi, - na, - et vous connaissez les hommes, vous,
puisque vous êtes veuve, - na, - c’est vous qui allez
faire mon éducation... ce soir, - na, - et vous pouvez
même commencer tout de suite, si vous voulez, - na."
Elle s’écria, très égayée :
"Oh ! par exemple, si vous comptez sur moi pour
ça !..."
Il prononça, avec une voix de collégien qui bredouille
sa leçon :
"Mais oui, - na, - j’y compte. Je compte même que
vous me donnerez une instruction solide... en vingt
leçons... dix pour les éléments... la lecture et la grammaire...
dix pour les perfectionnements et la rhétorique...
Je ne sais rien, moi - na."
Elle s’écria, s’amusant beaucoup :
"T’es bête."
Il reprit :
"Puisque tu commences par me tutoyer, j’imiterai
aussitôt cet exemple, et je te dirai, mon amour, que
je t’adore de plus en plus, de seconde en seconde, et
que je trouve Rouen bien loin !"
Il parlait maintenant avec des intonations d’acteur,
avec un jeu plaisant de figure qui divertissaient la
jeune femme habituée aux manières et aux joyeusetés
de la grande bohème des hommes de lettres.
Elle le regardait de côté, le trouvant vraiment
charmant, éprouvant l’envie qu’on a de croquer un
fruit sur l’arbre, et l’hésitation du raisonnement qui
conseille d’attendre le dîner pour le manger à son
heure.
Alors elle dit, devenant un peu rouge aux pensées
qui l’assaillaient :
"Mon petit élève, croyez mon expérience, ma
grande expérience. Les baisers en wagon ne valent
rien. Ils tournent sur l’estomac."
Puis elle rougit davantage encore, en murmurant :
"Il ne faut jamais couper son blé en herbe."
Il ricanait, excité par les sous-entendus qu’il sentait
glisser dans cette jolie bouche ; et il fit le signe de
la croix avec un marmottement des lèvres, comme s’il
eût murmuré une prière, puis il déclara :
"Je viens de me mettre sous la protection de saint
Antoine, patron des Tentations. Maintenant, je suis
de bronze."
La nuit venait doucement, enveloppant d’ombre
transparente, comme d’un crêpe léger, la grande
campagne qui s’étendait à droite. Le train longeait la
Seine, et les jeunes gens se mirent à regarder dans le
fleuve, déroulé comme un large ruban de métal poli
à côté de la voie, des reflets rouges, des taches tombées
du ciel que le soleil en s’en allant avait frotté de
pourpre et de feu. Ces lueurs s’éteignaient peu à peu,
devenaient foncées, s’assombrissant tristement. Et la
campagne se noyait dans le noir, avec ce frisson sinistre,
ce frisson de mort que chaque crépuscule fait
passer sur la terre.
Cette mélancolie du soir entrant par la portière ouverte
pénétrait les âmes, si gaies tout à l’heure, des
deux époux devenus silencieux.
Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre pour regarder
cette agonie du jour, de ce beau jour clair de mai.
AMantes, on avait alluméle petit quinquet à l’huile
qui répandait sur le drap gris des capitons sa clarté
jaune et tremblotante.
Duroy enlaça la taille de sa femme et la serra contre
lui. Son désir aigu de tout à l’heure devenait de la tendresse,
une tendresse alanguie, une envie molle de
menues caresses consolantes, de ces caresses dont
on berce les enfants.
Il murmura, tout bas :
"Je t’aimerai bien, ma petiteMade."
La douceur de cette voix émut la jeune femme, lui
fit passer sur la chair un frémissement rapide, et elle
offrit sa bouche, en se penchant vers lui, car il avait
posé sa joue sur le tiède appui des seins.
Ce fut un très long baiser, muet et profond, puis
un sursaut, une brusque et folle étreinte, une courte
lutte essoufflée, un accouplement violent et maladroit.
Puis ils restèrent aux bras l’un de l’autre, un
peu déçus tous deux, las et tendres encore, jusqu’à ce
que le sifflet du train annonçât une gare prochaine.
Elle déclara, en tapotant du bout des doigts les cheveux
ébouriffés de ses tempes :
"C’est très bête. Nous sommes des gamins."
Mais il lui baisait les mains, allant de l’une à l’autre
avec une rapidité fiévreuse et il répondit :
"Je t’adore, ma petiteMade."
Jusqu’à Rouen ils demeurèrent presque immobiles,
la joue contre la joue, les yeux dans la nuit de la
portière où l’on voyait passer parfois les lumières des
maisons ; et ils rêvassaient, contents de se sentir si
proches et dans l’attente grandissante d’une étreinte
plus intime et plus libre.
Ils descendirent dans un hôtel dont les fenêtres
donnaient sur le quai, et ils se mirent au lit après avoir
un peu soupé, très peu. La femme de chambre les réveilla,
le lendemain, lorsque huit heures venaient de
sonner.
Quand ils eurent bu la tasse de thé posée sur la
table de nuit, Duroy regarda sa femme, puis brusquement
avec l’élan joyeux d’un homme heureux qui
vient de trouver un trésor, il la saisit dans ses bras, en
balbutiant :
"Ma petite Made, je sens que je t’aime beaucoup...
beaucoup... beaucoup..."
Elle souriait de son sourire confiant et satisfait et
elle murmura, en lui rendant ses baisers :
"Et moi aussi... peut-être."
Mais il demeurait inquiet de cette visite à ses parents.
Il avait déjà souvent prévenu sa femme ; il l’avait
préparée, sermonnée. Il crut bon de recommencer.
"Tu sais, ce sont des paysans, des paysans de campagne,
et non pas d’opéra-comique."
Elle riait :
"Mais je le sais, tu me l’as assez dit. Voyons, lève-toi
et laisse-moime lever aussi."
Il sauta du lit, etmettant ses chaussettes :
"Nous serons très mal à la maison, très mal. Il n’y
a qu’un vieux lit à paillasse dans ma chambre. On ne
connaît pas les sommiers, à Canteleu."
Elle semblait enchantée :
"Tant mieux. Ce sera charmant de mal dormir...
auprès de... auprès de toi... et d’être réveillée par le
chant des coqs."
Elle avait passé son peignoir, un grand peignoir de
flanelle blanche, que Duroy reconnut aussitôt. Cette
vue lui fut désagréable. Pourquoi ? Sa femme possédait,
il le savait bien, une douzaine entière de ces vêtements
de matinée. Elle ne pouvait pourtant point
détruire son trousseau pour en acheter un neuf ?
N’importe, il eût voulu que son linge de chambre, son
linge de nuit, son linge d’amour ne fût plus le même
qu’avec l’autre. Il lui semblait que l’étoffe moelleuse
et tiède devait avoir gardé quelque chose du contact
de Forestier.
Et il alla vers la fenêtre en allumant une cigarette.
La vue du port, du large fleuve plein de navires aux
mâts légers, de vapeurs trapus, que des machines
tournantes vidaient à grand bruit sur les quais, le remua,
bien qu’il connût cela depuis longtemps. Et il
s’écria :
"Bigre, que c’est beau !"
Madeleine accourut et posant ses deux mains sur
une épaule de son mari, penchée vers lui dans un
geste abandonné, elle demeura ravie, émue. Elle répétait
:
"Oh ! que c’est joli ! que c’est joli ! Je ne savais pas
qu’il y eût tant de bateaux que ça ?"
Ils partirent une heure plus tard, car ils devaient
déjeuner chez les vieux, prévenus depuis quelques
jours. Un fiacre découvert et rouillé les emporta avec
un bruit de chaudronnerie secouée. Ils suivirent un
long boulevard assez laid, puis traversèrent des prairies
où coulait une rivière, puis ils commencèrent à
gravir la côte.
Madeleine, fatiguée, s’était assoupie sous la caresse
pénétrante du soleil qui la chauffait délicieusement
au fond de la vieille voiture, comme si elle eût
été couchée dans un bain tiède de lumière et d’air
champêtre.
Son mari la réveilla.
"Regarde", dit-il.
Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la montée,
à un endroit renommé pour la vue, où l’on
conduit tous les voyageurs.
On dominait l’immense vallée, longue et large, que
le fleuve clair parcourait d’un bout à l’autre, avec de
grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché
par des îles nombreuses et décrivant une courbe
avant de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait
sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale,
avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille
clochers légers, pointus ou trapus, frêles et travaillés
comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes
coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses
clochetons, tout le peuple gothique des sommets
d’églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale,
surprenante aiguille de bronze, laide, étrange
et démesurée, la plus haute qui soit au monde.
Mais en face, de l’autre côté du fleuve, s’élevaient,
rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées
d’usines du vaste faubourg de Saint-Sever.
Plus nombreuses que leurs frères les clochers, elles
dressaient jusque dans la campagne lointaine leurs
longues colonnes de briques et soufflaient dans le
ciel bleu leur haleine noire de charbon.
Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la pyramide
de Chéops, le second des sommets dus au travail
humain, presque l’égale de sa fière commère la
flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de la
Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant
des usines, comme sa voisine était la reine de la
foule pointue des monuments sacrés.
Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt
de sapins ; et la Seine, ayant passé entre les deux
cités, continuait sa route, longeait une grande côte
onduleuse boisée en haut et montrant par place ses
os de pierre blanche, puis elle disparaissait à l’horizon
après avoir encore décrit une longue courbe arrondie.
On voyait des navires montant et descendant
le fleuve, traînés par des barques à vapeur grosses
comme des mouches et qui crachaient une fumée
épaisse. Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours
l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre
elles de grands intervalles, comme les grains inégaux
d’un chapelet verdoyant.
Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs
eussent fini de s’extasier. Il connaissait par expérience
la durée de l’admiration de toutes les races de
promeneurs.
Mais quand il se remit en marche, Duroy aperçut
soudain, à quelques centaines de mètres, deux
vieilles gens qui s’en venaient, et il sauta de la voiture,
en criant : "Les voilà. Je les reconnais."
C’étaient deux paysans, l’homme et la femme, qui
marchaient d’un pas régulier, en se balançant et se
heurtant parfois de l’épaule. L’homme était petit,
trapu, rouge et un peu ventru, vigoureux malgré son
âge ; la femme, grande, sèche, voûtée, triste, la vraie
femme de peine des champs qui a travaillé dès l’enfance
et qui n’a jamais ri, tandis que le mari blaguait
en buvant avec les pratiques.
Madeleine aussi était descendue de voiture et elle
regardait venir ces deux pauvres êtres avec un serrement
de coeur, une tristesse qu’elle n’avait point
prévue. Ils ne reconnaissaient point leur fils, ce beau
monsieur, et ils n’auraient jamais deviné leur bru
dans cette belle dame en robe claire.
Ils allaient, sans parler et vite, au-devant de l’enfant
attendu, sans regarder ces personnes de la ville
que suivait une voiture.
Ils passaient. Georges, qui riait, cria :
"Bonjour, pé Duroy."
Ils s’arrêtèrent net, tous les deux, stupéfaits
d’abord, puis abrutis de surprise. La vieille se remit
la première et balbutia, sans faire un pas :
"C’est-i té, not’ fieu ?"
Le jeune homme répondit :
"Mais oui, c’est moi, la mé Duroy !" et marchant à
elle, il l’embrassa sur les deux joues, d’un gros baiser
de fils. Puis il frotta ses tempes contre les tempes
du père, qui avait ôté sa casquette, une casquette à la
mode de Rouen, en soie noire, très haute, pareille à
celle des marchands de boeufs.
Puis Georges annonça : "Voilà ma femme." Et les
deux campagnards regardèrent Madeleine. Ils la regardèrent
comme on regarde un phénomène, avec
une crainte inquiète, jointe à une sorte d’approbation
satisfaite chez le père, à une inimitié jalouse chez la
mère.
L’homme, qui était d’un naturel joyeux, tout imbibé
par une gaieté de cidre doux et d’alcool, s’enhardit
et demanda, avec une malice au coin de l’oeil :
"J’pouvons-ti l’embrasser tout d’même?"
Le fils répondit : "Parbleu." Et Madeleine, mal à
l’aise, tendit ses deux joues aux bécots sonores du
paysan qui s’essuya ensuite les lèvres d’un revers de
main.
La vieille, à son tour, baisa sa belle-fille avec une
réserve hostile. Non, ce n’était point la bru de ses
rêves, la grosse et fraîche fermière, rouge comme une
pomme et ronde comme une jument poulinière. Elle
avait l’air d’une traînée, cette dame-là, avec ses falbalas
et son musc. Car tous les parfums, pour la vieille,
étaient du musc.
Et on se remit en marche à la suite du fiacre qui
portait la malle des nouveaux époux.
Le vieux prit son fils par le bras, et le retenant en
arrière, il demanda avec intérêt :
"Eh ben, ça va-t-il, les affaires ?
-Mais oui, très bien.
- Allons suffit, tant mieux ! Dis-mé, ta femme, est-i
aisée ? "
Georges répondit :
"Quarantemille francs."
Le père poussa un léger sifflement d’admiration
et ne put que murmurer : "Bougre !" tant il fut ému
par la somme. Puis il ajouta avec une conviction sérieuse
: "Nomd’un nom, c’est une belle femme. " Car
il la trouvait de son goût, lui. Et il avait passé pour
connaisseur, dans le temps.
Madeleine et la mère marchaient côte à côte, sans
dire un mot. Les deux hommes les rejoignirent.
On arrivait au village, un petit village en bordure
sur la route, formé de dix maisons de chaque côté,
maisons de bourg et masures de fermes, les unes
en briques, les autres en argile, celles-ci coiffées de
chaume et celles-là d’ardoise. La café du père Duroy
: "A la belle vue", une bicoque composée d’un rezde-
chaussée et d’un grenier, se trouvait à l’entrée du
pays, à gauche. Une branche de pin, accrochée sur la
porte, indiquait, à la mode ancienne, que les gens altérés
pouvaient entrer.
Le couvert était mis dans la salle du cabaret, sur
deux tables rapprochées et cachées par deux serviettes.
Une voisine, venue pour aider au service, salua
d’une grande révérence en voyant apparaître une
aussi belle dame, puis reconnaissant Georges, elle
s’écria : "Seigneur Jésus, c’est-i té, petiot ?"
Il répondit gaiement :
"Oui, c’est moi, la mé Brulin !"
Et il l’embrassa aussitôt comme il avait embrassé
père et mère.
Puis il se tourna vers sa femme :
"Viens dans notre chambre, dit-il, tu te débarrasseras
de ton chapeau. "
Il la fit entrer par la porte de droite dans une pièce
froide, carrelée, toute blanche, avec ses murs peints
à la chaux et son lit aux rideaux de coton. Un crucifix
au-dessus d’un bénitier, et deux images coloriées
représentant Paul et Virginie sous un palmier bleu et
Napoléon Ier sur un cheval jaune, ornaient seuls cet
appartement propre et désolant.
Dès qu’ils furent seuls, il embrassaMadeleine :
"Bonjour,Made. Je suis content de revoir les vieux.
Quand on est à Paris, on n’y pense pas, et puis quand
on se retrouve, ça fait plaisir tout de même."
Mais le père criait en tapant du poing la cloison :
"Allons, allons, la soupe est cuite."
Et il fallut se mettre à table.
Ce fut un long déjeuner de paysans avec une suite
de plats mal assortis, une andouille après un gigot,
une omelette après l’andouille. Le père Duroy, mis en
joie par le cidre et quelques verres de vin, lâchait le
robinet de ses plaisanteries de choix, celles qu’il réservait
pour les grandes fêtes, histoires grivoises et
malpropres arrivées à ses amis, affirmait-il. Georges,
qui les connaissait toutes, riait cependant, grisé par
l’air natal, ressaisi par l’amour inné du pays, des lieux
familiers dans l’enfance, par toutes les sensations,
tous les souvenirs retrouvés, toutes les choses d’autrefois
revues, des riens, unemarque de couteau dans
une porte, une chaise boiteuse rappelant un petit
fait, des odeurs de sol, le grand souffle de résine et
d’arbres venu de la forêt voisine, les senteurs du logis,
du ruisseau, du fumier.
La mère Duroy ne parlait point, toujours triste et
sévère, épiant de l’oeil sa bru avec une haine éveillée
dans le coeur, une haine de vieille travailleuse, de
vieille rustique aux doigts usés, aux membres déformés
par les dures besognes, contre cette femme de
ville qui lui inspirait une répulsion de maudite, de réprouvée,
d’être impur fait pour la fainéantise et le péché.
Elle se levait à tout moment pour aller chercher
les plats, pour verser dans les verres la boisson jaune
et aigre de la carafe ou le cidre doux mousseux et sucré
des bouteilles dont le bouchon sautait comme celui
de la limonade gazeuse.
Madeleine ne mangeait guère, ne parlait guère, demeurait
triste avec son sourire ordinaire figé sur les
lèvres, mais un sourire morne, résigné. Elle était déçue,
navrée. Pourquoi ? Elle avait voulu venir. Elle
n’ignorait point qu’elle allait chez des paysans, chez
des petits paysans. Comment les avait-elle donc rêvés,
elle qui ne rêvait pas d’ordinaire ?
Le savait-elle ? Est-ce que les femmes n’espèrent
point toujours autre chose que ce qui est ! Les avaitelle
vus de loin plus poétiques ? Non, mais plus littéraires
peut-être, plus nobles, plus affectueux, plus décoratifs.
Pourtant elle ne les désirait point distingués
comme ceux des romans. D’où venait donc qu’ils
la choquaient par mille choses menues, invisibles,
par mille grossièretés insaisissables, par leur nature
même de rustres, par ce qu’ils disaient, par leurs
gestes et leur gaieté ?
Elle se rappelait sa mère à elle, dont elle ne parlait
jamais à personne, une institutrice séduite, élevée à
Saint-Denis et morte de misère et de chagrin quand
Madeleine avait douze ans. Un inconnu avait fait élever
la petite fille. Son père, sans doute ? Qui était-il ?
Elle ne le sut point au juste, bien qu’elle eût de vagues
soupçons.
Le déjeuner ne finissait pas. Des consommateurs
entraient maintenant, serraient les mains du père
Duroy, s’exclamaient en voyant le fils, et, regardant de
côté la jeune femme, clignaient de l’oeil avec malice ;
ce qui signifiait : "Sacré mâtin ! elle n’est pas piquée
des vers, l’épouse à Georges Duroy."
D’autres, moins intimes, s’asseyaient devant les
tables de bois, et criaient : " Un litre ! - Une chope !
-
Deux fines ! -Un raspail !" Et ils semettaient à jouer
aux dominos en tapant à grand bruit les petits carrés
d’os blancs et noirs.
La mère Duroy ne cessait plus d’aller et de venir,
servant les pratiques avec son air lamentable, recevant
l’argent, essuyant les tables du coin de son tablier
bleu.
La fumée des pipes de terre et des cigares d’un sou
emplissait la salle. Madeleine se mit à tousser et demanda
: "Si nous sortions ? je n’en puis plus."
On n’avait point encore fini. Le vieuxDuroy fut mécontent.
Alors elle se leva et alla s’asseoir sur une
chaise, devant la porte, sur la route, en attendant que
son beau-père et son mari eussent achevé leur café et
leurs petits verres.
Georges la rejoignit bientôt.
"Veux-tu dégringoler jusqu’à la Seine ?" dit-il.
Elle accepta avec joie :
"Oh ! oui. Allons."
Ils descendirent la montagne, louèrent un bateau
à Croisset, et ils passèrent le reste de l’après-midi le
long d’une île, sous les saules, somnolents tous deux,
dans la chaleur douce du printemps, et bercés par les
petites vagues du fleuve.
Puis ils remontèrent à la nuit tombante.
Le repas du soir, à la lueur d’une chandelle, fut plus
pénible encore pour Madeleine que celui du matin.
Le père Duroy, qui avait une demi-soûlerie, ne parlait
plus. La mère gardait sa mine revêche.
La pauvre lumière jetait sur les murs gris les
ombres des têtes avec des nez énormes et des gestes
démesurés. On voyait parfois une main géante lever
une fourchette pareille à une fourche vers une
bouche qui s’ouvrait comme une gueule de monstre,
quand quelqu’un, se tournant un peu, présentait son
profil à la flamme jaune et tremblotante.
Dès que le dîner fut achevé, Madeleine entraîna
son mari dehors pour ne point demeurer dans cette
salle sombre où flottait toujours une odeur âcre de
vieilles pipes et de boissons répandues.
Quand ils furent sortis :
"Tu t’ennuies déjà", dit-il.
Elle voulut protester. Il l’arrêta :
"Non. Je l’ai bien vu. Si tu le désires, nous partirons
demain."
Elle murmura :
"Oui. Je veux bien."
Ils allaient devant eux doucement. C’était une nuit
tiède dont l’ombre caressante et profonde semblait
pleine de bruits légers, de frôlements, de souffles. Ils
étaient entrés dans une allée étroite, sous des arbres
très hauts, entre deux taillis d’un noir impénétrable.
Elle demanda :
"Où sommes-nous ?"
Il répondit :
"Dans la forêt.
- Elle est grande ?
- Très grande, une des plus grandes de la France."
Une senteur de terre, d’arbres, de mousse, ce parfum
frais et vieux des bois touffus, fait de la sève des
bourgeons et de l’herbe morte et moisie des fourrés,
semblait dormir dans cette allée. En levant la tête,
Madeleine apercevait des étoiles entre les sommets
des arbres, et bien qu’aucune brise ne remuât les
branches, elle sentait autour d’elle la vague palpitation
de cet océan de feuilles.
Un frisson singulier lui passa dans l’âme et lui courut
sur la peau ; une angoisse confuse lui serra le
coeur. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. Mais il lui
semblait qu’elle était perdue, noyée, entourée de périls,
abandonnée de tous, seule, seule au monde, sous
cette voûte vivante qui frémissait là-haut.
Elle murmura :
"J’ai un peu peur. Je voudrais retourner.
- Eh bien, revenons.
- Et... nous repartirons pour Paris demain ?
- Oui, demain..
- Demain matin ?
- Demain matin, si tu veux."
Ils rentrèrent. Les vieux étaient couchés. Elle dormit
mal, réveillée sans cesse par tous les bruits
nouveaux pour elle de la campagne, les cris des
chouettes, le grognement d’un porc enfermé dans
une hutte contre le mur, et le chant d’un coq qui claironna
dès minuit.
Elle fut levée et prête à partir aux premières lueurs
de l’aurore.
Quand Georges annonça aux parents qu’il allait
s’en retourner, ils demeurèrent saisis tous deux, puis
ils comprirent d’où venait cette volonté.
Le père demanda simplement :
"J ’te r’verrons-ti bientôt ?
-Mais oui. Dans le courant de l’été.
- Allons, tant mieux."
La vieille grogna :
"J’ te souhaite de n’ point regretter c’que t’as fait."
Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour
calmer leur mécontentement ; et le fiacre, qu’un gamin
était allé chercher, ayant paru vers dix heures,
les nouveaux époux embrassèrent les vieux paysans
et repartirent.
Comme ils descendaient la côte, Duroy se mit à
rire :
"Voilà, dit-il, je t’avais prévenue. Je n’aurais pas dû
te faire connaître M. et Mme du Roy de Cantel, père
etmère. "
Elle se mit à rire aussi, et répliqua :
"Je suis enchantée maintenant. Ce sont de braves
gens que je commence à aimer beaucoup. Je leur enverrai
des gâteries de Paris."
Puis ellemurmura :
"Du Roy de Cantel... Tu verras que personne ne
s’étonnera de nos lettres de faire-part. Nous raconterons
que nous avons passé huit jours dans la propriété
de tes parents."
Et, se rapprochant de lui, elle effleura d’un baiser
le bout de sa moustache : " Bonjour, Geo !"
Il répondit : "Bonjour,Made", en passant une main
derrière sa taille.
On apercevait au loin, dans le fond de la vallée, le
grand fleuve déroulé comme un ruban d’argent sous
le soleil du matin, et toutes les cheminées des usines
qui soufflaient dans le ciel leurs nuages de charbon,
et tous les clochers pointus dressés sur la vieille cité.

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