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Bel-Ami 美丽朋友
Guy de Maupassant 莫泊桑
Publication: 1885
Deuxième partie
Chapitre 12
La place de la Trinité était presque déserte, sous un
éclatant soleil de juillet. Une chaleur pesante écrasait
Paris, comme si l’air de là-haut, alourdi, brûlé, était
retombé sur la ville, de l’air épais et cuisant qui faisait
mal dans la poitrine.
Les chutes d’eau, devant l’église, tombaientmollement.
Elles semblaient fatiguées de couler, lasses et
molles aussi, et le liquide du bassin où flottaient des
feuilles et des bouts de papier avait l’air un peu verdâtre,
épais et glauque.
Un chien, ayant sauté par-dessus le rebord
de pierre, se baignait dans cette onde douteuse.
Quelques personnes, assises sur les bancs du petit
jardin rond qui contourne le portail, regardaient
cette bête avec envie.
Du Roy tira sa montre. Il n’était encore que trois
heures. Il avait trenteminutes d’avance.
Il riait en pensant à ce rendez-vous. "Les églises
lui sont bonnes à tous les usages, se disait-il. Elles la
consolent d’avoir épousé un juif, lui donnent une attitude
de protestation dans le monde politique, une
allure comme il faut dans le monde distingué, et un
abri pour ses rencontres galantes. Ce que c’est que
l’habitude de se servir de la religion comme on se sert
d’un en-tout-cas. S’il fait beau, c’est une canne ; s’il
fait du soleil, c’est une ombrelle ; s’il pleut, c’est un
parapluie, et, si on ne sort pas, on le laisse dans l’antichambre.
Et elles sont des centaines comme ça, qui
se fichent du bon Dieu comme d’une guigne, mais
qui ne veulent pas qu’on en dise du mal et qui le
prennent à l’occasion pour entremetteur. Si on leur
proposait d’entrer dans un hôtel meublé, elles trouveraient
ça une infamie, et il leur semble tout simple
de filer l’amour au pied des autels."
Il marchait lentement le long du bassin ; puis il regarda
l’heure de nouveau à l’horloge du clocher, qui
avançait de deux minutes sur sa montre. Elle indiquait
trois heures cinq.
Il jugea qu’il serait encore mieux dedans ; et il entra.
Une fraîcheur de cave le saisit ; il l’aspira avec bonheur,
puis il fit le tour de la nef pour bien connaître
l’endroit.
Une autre marche régulière, interrompue parfois,
puis recommençant, répondait, au fond du vaste monument,
au bruit de ses pieds qui montait sonore
sous la haute voûte. La curiosité lui vint de connaître
ce promeneur. Il le chercha. C’était un gros homme
chauve, qui allait le nez en l’air, le chapeau derrière le
dos.
De place en place, une vieille femme agenouillée
priait, la figure dans ses mains.
Une sensation de solitude, de désert, de repos, saisissait
l’esprit. La lumière, nuancée par les vitraux,
était douce aux yeux.
Du Roy trouva qu’il faisait " rudement bon " làdedans.
Il revint près de la porte, et regarda de nouveau
sa montre. Il n’était encore que trois heures quinze.
Il s’assit à l’entrée de l’allée principale, en regrettant
qu’on ne pût pas fumer une cigarette. On entendait
toujours, au bout de l’église, près du choeur, la promenade
lente du gros monsieur.
Quelqu’un entra. Georges se retourna brusquement.
C’était une femme du peuple, en jupe de laine,
une pauvre femme, qui tomba a genoux près de la
première chaise, et resta immobile, les doigts croisés,
le regard au ciel, l’âme envolée dans la prière.
Du Roy la regardait avec intérêt, se demandant
quel chagrin, quelle douleur, quel désespoir pouvaient
broyer ce coeur infime. Elle crevait de misère ;
c’était visible. Elle avait peut-être encore un mari qui
la tuait de coups ou bien un enfant mourant.
Il murmurait mentalement : "Les pauvres êtres. Y
en a-t-il qui souffrent pourtant." Et une colère lui vint
contre l’impitoyable nature. Puis il réfléchit que ces
gueux croyaient au moins qu’on s’occupait d’eux làhaut
et que leur état civil se trouvait inscrit sur les registres
du ciel avec la balance de la dette et de l’avoir.
"Là-haut." Où donc ?
Et Du Roy, que le silence de l’église poussait aux
vastes rêves, jugeant d’une pensée la création, prononça,
du bout des lèvres : "Comme c’est bête tout
ça."
Un bruit de robe le fit tressaillir. C’était elle.
Il se leva, s’avança vivement. Elle ne lui tendit pas
la main, et murmura, à voix basse :
"Je n’ai que peu d’instants. Il faut que je rentre,
mettez-vous à genoux, près de moi, pour qu’on ne
nous remarque pas."
Et elle s’avança dans la grande nef, cherchant un
endroit convenable et sûr, en femme qui connaît bien
la maison. Sa figure était cachée par un voile épais, et
elle marchait à pas sourds qu’on entendait à peine.
Quand elle fut arrivée près du choeur, elle se retourna
et marmotta, de ce ton toujours mystérieux
qu’on garde dans les églises :
"Les bas-côtés vaudront mieux. On est trop en vue
par ici."
Elle salua le tabernacle du maître-autel d’une
grande inclinaison de tête, renforcée d’une légère révérence,
et elle tourna à droite, revint un peu vers
l’entrée, puis, prenant une résolution, elle s’empara
d’un prie-Dieu et s’agenouilla.
Georges prit possession du prie-Dieu voisin, et, dès
qu’ils furent immobiles, dans l’attitude de l’oraison :
"Merci, merci, dit-il. Je vous adore. Je voudrais vous
le dire toujours, vous raconter comment j’ai commencé
à vous aimer, comment j’ai été séduit la première
fois que je vous ai vue... Me permettrez-vous,
un jour, de vider mon coeur, de vous exprimer tout
cela ? "
Elle l’écoutait dans une attitude de méditation profonde,
commesi elle n’eût rien entendu. Elle répondit
entre ses doigts :
"Je suis folle de vous laisser me parler ainsi, folle
d’être venue, folle de faire ce que je fais, de vous laisser
croire que cette... cette... cette aventure peut avoir
une suite. Oubliez cela, il le faut, et ne m’en reparlez
jamais."
Elle attendit. Il cherchait une réponse, des mots
décisifs, passionnés, mais ne pouvant joindre le
gestes aux paroles, son action se trouvait paralysée.
Il reprit :
"Je n’attends rien... je n’espère rien. Je vous aime.
Quoi que vous fassiez, je vous le répéterai si souvent,
avec tant de force et d’ardeur, que vous finirez bien
par le comprendre. Je veux faire pénétrer en vous ma
tendresse, vous la verser dans l’âme, mot par mot,
heure par heure, jour par jour, de sorte qu’enfin elle
vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à
goutte, qu’elle vous adoucisse, vous amollisse et vous
force, plus tard, à me répondre : "Moi aussi je vous
aime."
Il sentait trembler son épaule contre lui et sa gorge
palpiter ; et elle balbutia, très vite :
"Moi aussi, je vous aime."
Il eut un sursaut, comme si un grand coup lui fût
tombé sur la tête, et il soupira :
"Oh ! mon Dieu !..."
Elle reprit, d’une voix haletante :
"Est-ce que je devrais vous dire cela ? Je me sens
coupable et méprisable... moi... qui ai deux filles...
mais je ne peux pas... je ne peux pas... Je n’aurais
pas cru... je n’aurais jamais pensé... c’est plus fort...
plus fort que moi. Écoutez... écoutez... je n’ai jamais
aimé... que vous... je vous le jure. Et je vous aime depuis
un an, en secret, dans le secret de mon coeur.
Oh ! j’ai souffert, allez, et lutté, je ne peux plus, je vous
aime..."
Elle pleurait dans ses doigts croisés sur son visage,
et tout son corps frémissait, secoué par la violence de
son émotion.
George murmura :
"Donnez-moi votre main, que je la touche, que je
la presse..."
Elle ôta lentement sa main de sa figure. Il vit sa joue
toute mouillée, et une goutte d’eau prête à tomber
encore au bord des cils.
Il avait pris cette main, il la serrait :
"Oh ! comme je voudrais boire vos larmes."
Elle dit d’une voix basse et brisée, qui ressemblait
à un gémissement :
"N’abusez pas de moi... je me suis perdue !"
Il eut envie de sourire. Comment aurait-il abusé
d’elle en ce lieu ? Il posa sur son coeur la main qu’il
tenait, en demandant : "Le sentez-vous battre ?" Car
il était à bout de phrases passionnées.
Mais, depuis quelques instants, le pas régulier du
promeneur se rapprochait. Il avait fait le tour des autels,
et il redescendait, pour la seconde fois au moins,
par la petite nef de droite. Quand Mme Walter l’entendit
tout près du pilier qui la cachait, elle arracha
ses doigts de l’étreinte de Georges, et, de nouveau, se
couvrit la figure.
Et ils restèrent tous deux immobiles, agenouillés
comme s’ils eussent adressé ensemble au ciel des
supplications ardentes. Le gros monsieur passa près
d’eux, leur jeta un regard indifférent, et s’éloigna vers
le bas de l’église en tenant toujours son chapeau dans
son dos.
Mais Du Roy, qui songeait à obtenir un rendezvous
ailleurs qu’à la Trinité, murmura :
"Où vous verrai-je demain ?"
Elle ne répondit pas. Elle semblait inanimée, changée
en statue de la Prière.
Il reprit :
"Demain, voulez-vous que je vous retrouve au parc
Monceau ?"
Elle tourna vers lui sa face redécouverte, une face
livide, crispée par une souffrance affreuse :, et, d’une
voix saccadée :
"Laissez-moi... laissez-moi, maintenant... allezvous-
en... allez-vous-en... seulement cinq minutes ;
je souffre trop, près de vous... je veux prier... je ne
peux pas... allez-vous-en... laissez-moi prier... seule...
cinq minutes... je ne peux pas... laissez-moi implorerDieu
qu’il me pardonne... qu’il me sauve... laissezmoi...
cinq minutes..."
Elle avait un visage tellement bouleversé, une figure
si douloureuse, qu’il se leva sans dire un mot,
puis après un peu d’hésitation, il demanda :
"Je reviendrai tout à l’heure ?"
Elle fit un signe de tête, qui voulait dire : "Oui, tout
à l’heure." Et il remonta vers le choeur.
Alors, elle tenta de prier. Elle fit un effort d’invocation
surhumaine pour appeler Dieu, et, le corps vibrant,
l’âme éperdue, elle cria : " Pitié !" vers le ciel.
Elle fermait ses yeux avec rage pour ne plus voir celui
qui venait de s’en aller ! Elle le chassait de sa pensée,
elle se débattait contre lui, mais au lieu de l’apparition
céleste attendue dans la détresse de son coeur,
elle apercevait toujours la moustache frisée du jeune
homme.
Depuis un an, elle luttait ainsi tous les jours, tous
les soirs, contre cette obsession grandissante, contre
cette image qui hantait ses rêves, qui hantait sa chair
et troublait ses nuits. Elle se sentait prise comme une
bête dans un filet, liée, jetée entre les bras de ce mâle
qui l’avait vaincue, conquise, rien que par le poil de
sa lèvre et par la couleur de ses yeux.
Etmaintenant, dans cette église, tout près de Dieu,
elle se sentait plus faible, plus abandonnée, plus perdue
encore que chez elle. Elle ne pouvait plus prier,
elle ne pouvait penser qu’à lui. Elle souffrait déjà qu’il
se fût éloigné. Elle luttait cependant en désespérée,
elle se défendait, appelait du secours de toute la force
de son âme. Elle eût voulu mourir, plutôt que de tomber
ainsi, elle qui n’avait point failli. Elle murmurait
des paroles éperdues de supplication ;mais elle écoutait
le pas de Georges s’affaiblir dans le lointain des
voûtes.
Elle comprit que c’était fini, que la lutte était inutile
! Elle ne voulait pas céder pourtant ; et elle fut
saisie par une de ces crises d’énervement qui jettent
les femmes, palpitantes, hurlantes et tordues sur le
sol. Elle tremblait de tous ses membres, sentant bien
qu’elle allait tomber, se rouler entre les chaises en
poussant des cris aigus.
Quelqu’un s’approchait d’une marche rapide. Elle
tourna la tête. C’était un prêtre. Alors elle se leva, courut
à lui en tendant ses mains jointes, et elle balbutia :
"Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi ! "
Il s’arrêta surpris :
"Qu’est-ce que vous désirez,madame ?
- Je veux que nous me sauviez. Ayez pitié de moi. Si
vous ne venez pas à mon aide, je suis perdue."
Il la regardait, se demandant si elle n’était pas folle.
Il reprit :
"Que puis-je faire pour vous ?"
C’était un jeune homme, grand, un peu gras, aux
joues pleines et tombantes, teintées de noir par la
barbe rasée avec soin, un beau vicaire de ville, de
quartier opulent, habitué aux riches pénitentes.
"Recevez ma confession, dit-elle, et conseillezmoi,
soutenez-moi, dites-moi ce qu’il faut faire !"
Il répondit :
"Je confesse tous les samedis, de trois heures à six
heures."
Ayant saisi son bras, elle le serrait en répétant :
"Non ! non ! non ! tout de suite ! tout de suite ! Il le
faut ! Il est là ! Dans cette église ! Ilm’attend."
Le prêtre demanda :
Qui est-ce qui vous attend ?
- Un homme... qui va me perdre... qui va me
prendre, si vous ne me sauvez pas... Je ne peux plus
le fuir...
Je suis trop faible... trop faible... si faible... si
faible !..."
Elle s’abattit à ses genoux, et sanglotant :
"Oh ! ayez pitié de moi, mon père ! Sauvez-moi, au
nomde Dieu, sauvez-moi !"
Elle le tenait par sa robe noire pour qu’il ne pût
s’échapper ; et lui, inquiet, regardait de tous les côtés
si quelque oeil malveillant ou dévot ne voyait point
cette femme tombée à ses pieds.
Comprenant, enfin, qu’il ne lui échapperait pas :
"Relevez-vous, dit-il, j’ai justement sur moi la clef
du confessionnal." Et fouillant dans sa poche, il en
tira un anneau garni de clefs, puis il en choisit une, et
il se dirigea, d’un pas rapide, vers les petites cabanes
de bois, sorte de boîtes aux ordures de l’âme, où les
croyants vident leurs péchés.
Il entra par la porte du milieu qu’il referma sur lui,
et Mme Walter, s’étant jetée dans l’étroite case d’à
côté, balbutia avec ferveur, avec un élan passionné
d’espérance :
"Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché."
. . . . . . . .
Du Roy, ayant fait le tour du choeur, descendit la
nef de gauche. Il arrivait aumilieu quand il rencontra
le gros monsieur chauve, allant toujours de son pas
tranquille, et il se demanda :
"Qu’est-ce que ce particulier-là peut bien faire
ici ?"
Le promeneur aussi avait ralenti sa marche et regardait
Georges avec un désir visible de lui parler.
Quand il fut tout près, il salua, et très poliment :
"Je vous demande pardon, monsieur, de vous déranger,
mais pourriez-vous me dire à quelle époque a
été construit ce monument?"
Du Roy répondit :
"Ma foi, je n’en sais trop rien, je pense qu’il y a vingt
ans, ou vingt-cinq ans. C’est, d’ailleurs, la première
fois que j’y entre.
-Moi aussi. Je ne l’avais jamais vu."
Alors, le journaliste, qu’un intérêt gagnait, reprit :
"Il me semble que vous le visitez avec grand soin.
Vous l’étudiez dans ses détails."
L’autre, avec résignation :
"Je ne le visite pas, monsieur, j’attends ma femme
qui m’a donné rendez-vous ici, et qui est fort en retard."
Puis il se tut, et après quelques secondes :
"Il fait rudement chaud, dehors."
Du Roy le considérait, lui trouvant une bonne tête,
et, tout à coup, il s’imagina qu’il ressemblait à Forestier.
"Vous êtes de la province ? dit-il.
- Oui. Je suis de Rennes. Et vous, monsieur, c’est
par curiosité que vous êtes entré dans cette église ?
- Non. J’attends une femme, moi."
Et l’ayant salué, le journaliste s’éloigna, le sourire
aux lèvres.
En approchant de la grande porte, il revit la pauvresse,
toujours à genoux et priant toujours. Il pensa :
"Cristi ! elle a l’invocation tenace." Il n’était plus
ému, il ne la plaignait plus.
Il passa, et, doucement, se mit à remonter la nef de
droite pour retrouverMmeWalter.
Il guettait de loin la place où il l’avait laissée,
s’étonnant de ne pas l’apercevoir. Il crut s’être trompé
de pilier, alla jusqu’au dernier, et revint ensuite. Elle
était donc partie ! Il demeurait surpris et furieux. Puis
il s’imagina qu’elle le cherchait, et il refit le tour de
l’église. Ne l’ayant point trouvée, il retourna s’asseoir
sur la chaise qu’elle avait occupée, espérant qu’elle l’y
rejoindrait. Et il attendit.
Bientôt un légermurmure de voix éveilla son attention.
Il n’avait vu personne dans ce coin de l’église.
D’où venait donc ce chuchotement ? Il se leva pour
chercher, et il aperçut, dans la chapelle voisine, les
portes du confessionnal. Un bout de robe sortait de
l’une et traînait sur le pavé. Il s’approcha pour examiner
la femme. Il la reconnut. Elle se confessait !...
Il sentit un désir violent de la prendre par les
épaules et de l’arracher de cette boîte. Puis il pensa :
"Bah ! c’est le tour du curé, ce sera le mien demain."
Et il s’assit tranquillement en face des guichets de la
pénitence, attendant son heure, et ricanant, à présent,
de l’aventure.
Il attendit longtemps. Enfin,MmeWalter se releva,
se retourna, le vit et vint à lui. Elle avait un visage froid
et sévère.
"Monsieur, dit-elle, je vous prie de ne pas m’accompagner,
de ne pas me suivre, et de ne plus venir,
seul, chez moi. Vous ne seriez point reçu. Adieu !"
Et elle s’en alla, d’une démarche digne.
Il la laissa s’éloigner, car il avait pour principe de ne
jamais forcer les événements. Puis comme le prêtre,
un peu troublé, sortait à son tour de son réduit, il
marcha droit à lui, et le regardant au fond des yeux,
il lui grogna dans le nez :
"Si vous ne portiez point une jupe, vous, quelle
paire de soufflets sur votre vilain museau."
Puis il pivota sur ses talons et sortit de l’église en
sifflotant.
Debout sous le portail, le gros monsieur, le chapeau
sur la tête et les mains derrière le dos, las d’attendre,
parcourait du regard la vaste place et toutes
les rues qui s’y rejoignent.
Quand Du Roy passa près de lui, ils se saluèrent.
Le journaliste, se trouvant libre, descendit à La Vie
Française. Dès l’entrée, il vit à la mine affairée des
garçons qu’il se passait des choses anormales, et il entra
brusquement dans le cabinet du directeur.
Le père Walter, debout, nerveux, dictait un article
par phrases hachées, donnait, entre deux alinéas, des
missions à ses reporters qui l’entouraient, faisait des
recommandations à Boisrenard, et décachetait des
lettres.
Quand Du Roy entra, le patron poussa un cri de
joie :
"Ah ! quelle chance, voilà Bel-Ami !"
Il s’arrêta net, un peu confus, et s’excusa :
"Je vous demande pardon de vous avoir appelé
ainsi, je suis très troublé par les circonstances. Et
puis, j’entends ma femme et mes filles vous nommer
" Bel-Ami " du matin au soir, et je finis par en prendre
moi-même l’habitude. Vous nem’en voulez pas ?"
Georges riait :
"Pas du tout. Ce surnom n’a rien qui me déplaise."
Le pèreWalter reprit :
"Très bien, alors je vous baptise Bel-Ami comme
tout lemonde. Eh bien ! voilà, nous avons de gros événements.
Le ministère est tombé sur un vote de trois
cent dix voix contre cent deux. Nos vacances sont encore
remises, remises aux calendes grecques, et nous
voici au 28 juillet. L’Espagne se fâche pour le Maroc,
c’est ce qui a jeté bas Durand de l’Aine et ses acolytes.
Nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou.Marrot est
chargé de former un nouveau cabinet. Il prend le général
Boutin d’Acre à la Guerre et notre ami Laroche-
Mathieu aux Affaires étrangères. Il garde lui-même
le portefeuille de l’Intérieur, avec la présidence du
Conseil. Nous allons devenir une feuille officieuse. Je
fais l’article de tête, une simple déclaration de principes,
en traçant leur voie auxministres."
Le bonhomme sourit et reprit :
"La voie qu’ils comptent suivre, bien entendu.
Mais il me faudrait quelque chose d’intéressant sur
la question du Maroc, une actualité, une chronique
à effet, à sensation, je ne sais quoi ? Trouvez-moi ça,
vous."
Du Roy réfléchit une seconde puis répondit :
"J’ai votre affaire. Je vous donne une étude sur la
situation politique de toute notre colonie africaine,
avec la Tunisie à gauche, l’Algérie au milieu, et leMaroc
à droite, l’histoire des races qui peuplent ce grand
territoire, et le récit d’une excursion sur la frontière
marocaine jusqu’à la grande oasis de Figuig où aucun
Européen n’a pénétré et qui est la cause du conflit actuel.
Ça vous va-t-il ?"
Le pèreWalter s’écria :
"Admirable ! Et quel titre ?
- De Tunis à Tanger !
- Superbe."
Et Du Roy s’en alla fouiller dans la collection de
La Vie Française pour retrouver son premier article :
"LesMémoires d’un chasseur d’Afrique", qui, débaptisé,
retapé et modifié, ferait admirablement l’affaire,
d’un bout à l’autre, puisqu’il y était question de politique
coloniale, de la population algérienne et d’une
excursion dans la province d’Oran.
En trois quarts d’heure, la chose fut refaite, rafistolée,
mise au point, avec une saveur d’actualité et des
louanges pour le nouveau cabinet.
Le directeur, ayant lu l’article, déclara :
"C’est parfait... parfait... parfait. Vous êtes un
homme précieux. Tous mes compliments."
Et Du Roy rentra dîner, enchanté de sa journée,
malgré l’échec de la Trinité, car il sentait bien la partie
gagnée.
Sa femme, fiévreuse, l’attendait. Elle s’écria en le
voyant :
"Tu sais que Laroche est ministre des Affaires
étrangères.
- Oui, je viens même de faire un article sur l’Algérie
à ce sujet.
- Quoi donc ?
- Tu le connais, le premier que nous ayons écrit
ensemble : "Les Mémoires d’un chasseur d’Afrique",
revu et corrigé pour la circonstance."
Elle sourit.
"Ah ! oui, mais ça va très bien."
Puis après avoir songé quelques instants :
"J’y pense, cette suite que tu devais faire alors, et
que tu as... laissée en route. Nous pouvons nous y
mettre à présent. Ça nous donnera une jolie série
bien en situation."
Il répondit en s’asseyant devant son potage :
"Parfaitement. Rien ne s’y oppose plus, maintenant
que ce cocu de Forestier est trépassé."
Elle répliqua vivement d’un ton sec, blessé :
"Cette plaisanterie est plus que déplacée, et je te
prie d’y mettre un terme. Voilà trop longtemps qu’elle
dure."
Il allait riposter avec ironie ; on lui apporta une dépêche
contenant cette seule phrase, sans signature :
"J’avais perdu la tête. Pardonnez-moi et venez demain,
quatre heures, au parcMonceau."
Il comprit, et, le coeur tout à coup plein de joie, il dit
à sa femme, en glissant le papier bleu dans sa poche :
"Je ne le ferai plus, ma chérie. C’est bête. Je le reconnais."
Et il recommença à dîner.
Tout en mangeant, il se répétait ces quelques
mots :
"J’avais perdu la tête, pardonnez-moi, et venez demain,
quatre heures, au parcMonceau." Donc elle cédait.
Cela voulait dire : "Je me rends, je suis à vous, où
vous voudrez, quand vous voudrez."
Il se mit à rire.Madeleine demanda :
"Qu’est-ce que tu as ?
- Pas grand-chose. Je pense à un curé que j’ai rencontré
tantôt, et qui avait une bonne binette."
Du Roy arriva juste à l’heure au rendez-vous du
lendemain. Sur tous les bancs du parc étaient assis
des bourgeois accablés par la chaleur, et des bonnes
nonchalantes qui semblaient rêver pendant que les
enfants se roulaient dans le sable des chemins.
Il trouva Mme Walter dans la petite ruine antique
où coule une source. Elle faisait le tour du cirque
étroit de colonnettes, d’un air inquiet etmalheureux.
Aussitôt qu’il l’eut saluée :
"Comme il y a dumonde dans ce jardin !" dit-elle.
Il saisit l’occasion :
Oui, c’est vrai ; voulez-vous venir autre part ?
-Mais où ?
- N’importe où, dans une voiture, par exemple.
Vous baisserez le store de votre côté, et vous serez
bien à l’abri.
- Oui, j’aime mieux ça ; ici jemeurs de peur.
- Eh bien, vous allez me retrouver dans cinq minutes
à la porte qui donne sur le boulevard extérieur.
J’y arriverai avec un fiacre."
Et il partit en courant. Dès qu’elle l’eut rejoint et
qu’elle eut bien voilé la vitre de son côté, elle demanda
:
"Où avez-vous dit au cocher de nous conduire ?"
Georges répondit :
"Ne vous occupez de rien, il est au courant."
Il avait donné à l’homme l’adresse de son appartement
de la rue de Constantinople.
Elle reprit :
"Vous ne vous figurez pas comme je souffre à cause
de vous, comme je suis tourmentée et torturée. Hier,
j’ai été dure, dans l’église, mais je voulais vous fuir à
tout prix. J’ai tellement peur de me trouver seule avec
vous. M’avez-vous pardonné ?"
Il lui serrait les mains :
"Oui, oui. Qu’est-ce que je ne vous pardonnerais
pas, vous aimant comme je vous aime?"
Elle le regardait d’un air suppliant.
"Écoutez, il faut me promettre de me respecter...
de ne pas... de ne pas... autrement je ne pourrais plus
vous revoir."
Il ne répondit point d’abord ; il avait sous la moustache
ce sourire fin qui troublait les femmes. Il finit
parmurmurer :
"Je suis votre esclave."
Alors elle se mit à lui raconter comment elle s’était
aperçue qu’elle l’aimait en apprenant qu’il allait
épouserMadeleine Forestier. Elle donnait des détails,
de petits détails de dates et de choses intimes.
Soudain elle se tut. La voiture venait de s’arrêter.
Du Roy ouvrit la portière.
"Où sommes-nous ?" dit-elle.
Il répondit :
"Descendez et entrez dans cette maison.Nous y serons
plus tranquilles.
-Mais où sommes-nous ?
- Chez moi. C’est mon appartement de garçon que
j’ai repris... pour quelques jours... pour avoir un coin
où nous puissions nous voir."
Elle s’était cramponnée au capiton du fiacre, épouvantée
à l’idée de ce tête-à-tête, et elle balbutiait :
"Non, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas !"
Il prononça d’une voix énergique :
"Je vous jure de vous respecter. Venez. Vous voyez
bien qu’on nous regarde, qu’on va se rassembler autour
de nous.Dépêchez-vous... dépêchez-vous... descendez."
Et il répéta :
"Je vous jure de vous respecter."
Un marchand de vin sur sa porte les regardait d’un
air curieux. Elle fut saisie de terreur et s’élança dans
la maison.
Elle allait monter l’escalier. Il la retint par le bras :
"C’est ici, au rez-de-chaussée."
Et il la poussa dans son logis.
Dès qu’il eut refermé la porte, il la saisit comme
une proie. Elle se débattait, luttait, bégayait :
"Oh ! mon Dieu !... oh ! mon Dieu !..."
Il lui baisait le cou, les yeux, les lèvres avec emportement,
sans qu’elle pût éviter ses caresses furieuses ;
et tout en le repoussant, tout en fuyant sa bouche, elle
lui rendait, malgré elle, ses baisers.
Tout d’un coup elle cessa de se débattre, et vaincue,
résignée, se laissa dévêtir par lui. Il enlevait une à une,
adroitement et vite, toutes les parties de son costume,
avec des doigts légers de femme de chambre.
Elle lui avait arraché des mains son corsage pour
se cacher la figure dedans, et elle demeurait debout,
toute blanche, au milieu de ses robes abattues à ses
pieds.
Il lui laissa ses bottines et l’emporta dans ses bras
vers le lit. Alors, elle lui murmura à l’oreille, d’une voix
brisée : "Je vous jure... je vous jure... que je n’ai jamais
eu d’amant." Comme une jeune fille aurait dit : "Je
vous jure que je suis vierge."
Et il pensait : "Voilà ce qui m’est bien égal, par
exemple."