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Bel-Ami 美丽朋友
Guy de Maupassant 莫泊桑
Publication: 1885
Deuxième partie
Chapitre 11
En entrant au journal, le lendemain, Du Roy alla
trouver Boisrenard.
"Mon cher ami, dit-il, j’ai un service à te demander.
On trouve drôle depuis quelque temps de m’appeler
Forestier. Moi, je commence à trouver ça bête. Veuxtu
avoir la complaisance de prévenir doucement les
camarades que je giflerai le premier qui se permettra
de nouveau cette plaisanterie.
"Ce sera à eux de réfléchir si cette blague-là vaut
un coup d’épée. Je m’adresse à toi parce que tu es un
homme calme qui peut empêcher des extrémités fâ-
cheuses, et aussi parce que tu m’as servi de témoin
dans notre affaire."
Boisrenard se chargea de la commission.
Du Roy sortit pour faire des courses, puis revint
une heure plus tard. Personne ne l’appela Forestier.
Comme il rentrait chez lui, il entendit des voix de
femmes dans le salon. Il demanda : "Qui est là ?"
Le domestique répondit : "Mme Walter et Mme de
Marelle."
Un petit battement lui secoua le coeur, puis il se
dit :
"Tiens, voyons", et il ouvrit la porte.
Clotilde était au coin de la cheminée, dans un
rayon de jour venu de la fenêtre. Il sembla à
Georges qu’elle pâlissait un peu en l’apercevant.
Ayant d’abord salué Mme Walter et ses deux filles assises,
comme deux sentinelles aux côtés de leur mère,
il se tourna vers son ancienne maîtresse. Elle lui tendait
la main ; il la prit et la serra avec intentioncomme
pour dire : "Je vous aime toujours. " Elle répondit à
cette pression.
Il demanda :
"Vous vous êtes bien portée pendant le siècle
écoulé depuis notre dernière rencontre ?"
Elle répondit avec aisance :
"Mais, oui, et vous, Bel-Ami ?"
Puis, se tournant versMadeleine, elle ajouta :
"Tu permets que je l’appelle toujours Bel-Ami ?
- Certainement, ma chère, je permets tout ce que
tu voudras."
Une nuance d’ironie semblait cachée dans cette
parole.
Mme Walter parlait d’une fête qu’allait donner
Jacques Rival dans son logis de garçon, un grand assaut
d’armes où assisteraient des femmes du monde ;
elle disait :
"Ce sera très intéressant.Mais je suis désolée, nous
n’avons personne pour nous y conduire, mon mari
devant s’absenter à ce moment-là."
Du Roy s’offrit aussitôt. Elle accepta."Nous vous en
serons très reconnaissantes, mes filles et moi."
Il regardait la plus jeune des demoiselles Walter, et
pensait : "Elle n’est pas mal du tout, cette petite Suzanne,
mais pas du tout." Elle avait l’air d’une frêle
poupée blonde, trop petite, mais fine, avec la taille
mince, des hanches et de la poitrine, une figure de
miniature, des yeux d’émail d’un bleu gris dessinés
au pinceau, qui semblaient nuancés par un peintre
minutieux et fantaisiste, de la chair trop blanche, trop
lisse, polie, unie, sans grain, sans teinte, et des cheveux
ébouriffés, frisés, une broussaille savante, légère,
un nuage charmant, tout pareil en effet à la chevelure
des jolies poupées de luxe qu’on voit passer
dans les bras de gamines beaucoup moins hautes que
leur joujou.
La soeur aînée, Rose, était laide, plate, insignifiante,
une de ces filles qu’on ne voit pas, à qui on ne parle
pas et dont on ne dit rien.
La mère se leva, et se tournant vers Georges :
"Ainsi je compte sur vous jeudi prochain, à deux
heures."
Il répondit :
"Comptez sur moi,madame."
Dès qu’elle fut partie,MmedeMarelle se leva à son
tour.
"Au revoir, Bel-Ami."
Ce fut elle alors qui lui serra la main très fort, très
longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu silencieux,
repris d’un brusque béguin pour cette petite
bourgeoise bohème et bon enfant, qui l’aimait vraiment,
peut-être.
"J’irai la voir demain", pensa-t-il.
Dès qu’il fut seul en face de sa femme, Madeleine
se mit à rire, d’un rire franc et gai, et le regardant bien
en face :
"Tu sais que tu as inspiré une passion à Mme Walter
?"
Il répondit incrédule :
"Allons donc !
- Mais oui, je te l’affirme, elle m’a parlé de toi avec
un enthousiasme fou. C’est si singulier de sa part !
Elle voudrait trouver deux maris comme toi pour ses
filles !...Heureusement qu’avec elle ces choses-là sont
sans importance."
Il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire :
"Comment, sans importance ?"
Elle répondit, avec une conviction de femme sûre
de son jugement :
"Oh ! Mme Walter est une de celles dont on n’a
jamais rien murmuré, mais tu sais, là, jamais, jamais.
Elle est inattaquable sous tous les rapports. Son
mari, tu le connais comme moi. Mais elle, c’est autre
chose. Elle a d’ailleurs assez souffert d’avoir épousé
un juif, mais elle lui est restée fidèle. C’est une honnête
femme."
Du Roy fut surpris :
"Je la croyais juive aussi.
- Elle ? pas du tout. Elle est dame patronnesse de
toutes les bonnes oeuvres de la Madeleine. Elle est
même mariée religieusement. Je ne sais plus s’il y a
eu un simulacre de baptême du patron, ou bien si
l’Église a fermé les yeux."
Georgesmurmura :
Ah !... alors... elle... me gobe ?
- Positivement, et complètement. Si tu n’étais pas
engagé, je te conseillerais de demander la main de...
de Suzanne, n’est-ce pas, plutôt que celle de Rose ?"
Il répondit, en frisant samoustache :
"Eh ! lamère n’est pas encore piquée des vers."
MaisMadeleine s’impatienta :
"Tu sais, mon petit, la mère, je te la souhaite. Mais
je n’ai pas peur. Ce n’est point à son âge qu’on commet
sa première faute. Il faut s’y prendre plus tôt."
Georges songeait : "Si c’était vrai, pourtant, que
j’eusse pu épouser Suzanne ?...."
Puis il haussa les épaules : "Bah !... c’est fou !... Estce
que le pèrem’aurait jamais accepté ?"
Il se promit toutefois d’observer désormais avec
plus de soin les manières deMmeWalter à son égard,
sans se demander d’ailleurs s’il en pourrait jamais tirer
quelque avantage.
Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de son
amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et sensuels
en même temps. Il se rappelait ses drôleries,
ses gentillesses, leurs escapades. Il se répétait à luimême
: "Elle est vraiment bien gentille. Oui, j’irai la
voir demain."
Dès qu’il eut déjeuné, le lendemain, il se rendit en
effet rue de Verneuil. La même bonne lui ouvrit la
porte, et, familièrement à la façon des domestiques
de petits bourgeois, elle demanda :
"Ça va bien, monsieur ?"
Il répondit :
"Mais oui, mon enfant."
Et il entra dans le salon, où une main maladroite
faisait des gammes sur le piano. C’était Laurine. Il
crut qu’elle allait lui sauter au cou. Elle se leva gravement,
salua avec cérémonie, ainsi qu’aurait fait une
grande personne, et se retira d’une façon digne.
Elle avait une telle allure de femme outragée, qu’il
demeura surpris. Sa mère entra. Il lui prit et lui baisa
les mains.
"Combien j’ai pensé à vous, dit-il.
- Et moi", dit-elle.
Ils s’assirent. Ils se souriaient, les yeux dans les
yeux avec une envie de s’embrasser sur les lèvres.
"Ma chère petite Clo, je vous aime.
- Et moi aussi.
- Alors... alors... tu nem’en as pas trop voulu ?
- Oui et non... Ça m’a fait de la peine, et puis j’ai
compris ta raison, et je me suis dit : "Bah ! il me reviendra
un jour ou l’autre."
- Je n’osais pas revenir ; je me demandais comment
je serais reçu. Je n’osais pas, mais j’en avais rudement
envie. A propos, dis-moi donc ce qu’a Laurine. Elle
m’a à peine dit bonjour et elle est partie d’un air furieux.
- Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui parler de
toi depuis ton mariage. Je crois vraiment qu’elle est
jalouse.
- Allons donc !
- Mais oui, mon cher. Elle ne t’appelle plus Bel-
Ami, elle te nomme M. Forestier."
Du Roy rougit, puis, s’approchant de la jeune
femme :
"Donne ta bouche."
Elle la donna.
"Où pourrons-nous nous revoir ? dit-il.
-Mais... rue de Constantinople.
- Ah !... L’appartement n’est donc pas loué ?
- Non, je l’ai gardé !
- Tu l’as gardé ?
- Oui, j’ai pensé que tu y reviendrais."
Une bouffée de joie orgueilleuse lui gonfla la poitrine.
Elle l’aimait donc, celle-là, d’un amour vrai,
constant, profond.
Il murmura : "Je t’adore." Puis il demanda : "Ton
mari va bien ?
- Oui, très bien. Il vient de passer un mois ici ; il est
parti d’avant-hier."
Du Roy ne put s’empêcher de rire :
"Comme ça tombe!"
Elle répondit naïvement :
"Oh ! oui, ça tombe bien.
"Mais il n’est pas gênant quand il est ici, tout de
même. Tu le sais !
- Ça c’est vrai. C’est d’ailleurs un charmant
homme.
- Et toi, dit-elle, comment prends-tu ta nouvelle
vie ?
- Ni bien ni mal.Ma femme est une camarade, une
associée.
- Rien de plus ?
- Rien de plus... Quant au coeur...
- Je comprends bien. Elle est gentille, pourtant.
- Oui, mais elle ne me trouble pas."
Il se rapprocha de Clotilde, et murmura :
"Quand nous reverrons-nous ?
-Mais... demain... si tu veux ?
- Oui. Demain, deux heures ?
- Deux heures."
Il se leva pour partir, puis il balbutia, un peu gêné :
"Tu sais, j’entends reprendre, seul, l’appartement
de la rue de Constantinople. Je le veux. Il ne manquerait
plus qu’il fût payé par toi."
Ce fut elle qui baisa ses mains avec un mouvement
d’adoration, en murmurant :
"Tu feras comme tu voudras. Il me suffit de l’avoir
gardé pour nous y revoir."
Et Du Roy s’en alla, l’âme pleine de satisfaction.
Comme il passait devant la vitrine d’un photographe,
le portrait d’une grande femme aux larges
yeux lui rappelaMmeWalter : "C’est égal, se dit-il, elle
ne doit pas être mal encore. Comment se fait-il que
je ne l’aie jamais remarquée. J’ai envie de voir quelle
tête elle me fera jeudi."
Il se frottait les mains, tout en marchant avec une
joie intime, la joie du succès sous toutes ses formes, la
joie égoïste de l’homme adroit qui réussit, la joie subtile,
faite de vanité flattée et de sensualité contente,
que donne la tendresse des femmes.
Le jeudi venu, il dit àMadeleine :
Tu ne viens pas à cet assaut chez Rival ?
- Oh ! non. Cela ne m’amuse guère, moi ; j’irai à la
Chambre des députés."
Et il alla chercher Mme Walter, en landau découvert,
car il faisait un admirable temps.
Il eut une surprise en la voyant, tant il la trouva
belle et jeune.
Elle était en toilette claire dont le corsage un peu
fendu laissait deviner, sous une dentelle blonde, le
soulèvement gras des seins. Jamais elle ne lui avait
paru si fraîche. Il la jugea vraiment désirable. Elle
avait son air calme et comme il faut, une certaine allure
demaman tranquille qui la faisait passer presque
inaperçue aux yeux galants des hommes. Elle ne
parlait guère d’ailleurs que pour dire des choses
connues, convenues et modérées, ses idées étant
sages, méthodiques, bien ordonnées, à l’abri de tous
les excès.
Sa fille Suzanne, tout en rose, semblait unWatteau
frais verni ; et sa soeur aînée paraissait être l’institu-
trice chargée de tenir compagnie à ce joli bibelot de
fillette.
Devant la porte de Rival, une file de voitures était
rangée. Du Roy offrit son bras à MmeWalter, et ils entrèrent.
L’assaut était donné au profit des orphelins du
sixième arrondissement de Paris, sous le patronage
de toutes les femmes des sénateurs et députés qui
avaient des relations avec La Vie Française.
MmeWalter avait promis de venir avec ses filles, en
refusant le titre de dame patronnesse, parce qu’elle
n’aidait de son nom que lesoeuvres entreprises par le
clergé, non pas qu’elle fût très dévote, mais son mariage
avec un Israélite la forçait, croyait-elle, à une
certaine tenue religieuse ; et la fête organisée par le
journaliste prenait une sorte de signification républicaine
qui pouvait sembler anticléricale.
On avait lu dans les journaux de toutes les nuances,
depuis trois semaines :
"Notre éminent confrère Jacques Rival vient
d’avoir l’idée aussi ingénieuse que généreuse
d’organiser, au profit des orphelins du sixième arrondissement
de Paris, un grand assaut dans sa jolie
salle d’armes attenant à son appartement de garçon.
"Les invitations sont faites par Mmes Laloigne,
Remontel, Rissolin, femmes des sénateurs de ce
nom, et par Mmes Laroche-Mathieu, Percerol, Firmin,
femmes des députés bien connus. Une simple
quête aura lieu pendant l’entracte de l’assaut, et le
montant sera versé immédiatement entre les mains
du maire du sixième arrondissement ou de son représentant."
C’était une réclame monstre que le journaliste
adroit avait imaginé à son profit.
Jacques Rival recevait les arrivants à l’entrée de son
logis où un buffet avait été installé, les frais devant
être prélevés sur la recette.
Puis il indiquait, d’un geste aimable, le petit escalier
par où on descendait dans la cave, où il avait installé
la salle d’armes et le tir ; et il disait : "Au-dessous,
mesdames, au-dessous. L’assaut a lieu en des appartements
souterrains."
Il se précipita au-devant de la femme de son directeur
; puis, serrant la main de Du Roy :
"Bonjour, Bel-Ami."
L’autre fut surpris :
"Qui vous a dit que..."
Rival lui coupa la parole :
"Mme Walter, ici présente, qui trouve ce surnom
très gentil."
MmeWalter rougit :
"Oui, j’avoue que, si je vous connaissais davantage,
je ferais comme la petite Laurine, je vous appellerais
aussi Bel-Ami. Ça vous va très bien. "
Du Roy riait :
Mais, je vous en prie, madame, faites-le."
Elle avait baissé les yeux :
Non. Nous ne sommes pas assez liés."
Il murmura :
"Voulez-vous me laisser espérer que nous le deviendrons
davantage ?
- Eh bien, nous verrons, alors", dit-elle.
Il s’effaça à l’entrée de la descente étroite qu’éclairait
un bec de gaz ; et la brusque transition de la
lumière du jour à cette clarté jaune avait quelque
chose de lugubre. Une odeur de souterrain montait
par cette échelle tournante, une senteur d’humidité
chauffée, de murs moisis essuyés pour la circonstance,
et aussi des souffles de benjoin qui rappelaient
les offices sacrés, et des émanations féminines de Lubin,
de verveine, d’iris, de violette.
On entendait dans ce trou un grand bruit de voix,
un frémissement de foule agitée.
Toute la cave était illuminée avec des guirlandes
de gaz et des lanternes vénitiennes cachées en des
feuillages qui voilaient les murs de pierre salpêtrés.
On ne voyait rien que des branchages. Le plafond
était garni de fougères, le sol couvert de feuilles et de
fleurs.
On trouvait cela charmant, d’une imagination délicieuse.
Dans le petit caveau du fond s’élevait une
estrade pour les tireurs, entre deux rangs de chaises
pour les juges.
Et dans toute la cave, les banquettes, alignées par
dix, autant à droite qu’à gauche, pouvaient porter
près de deux cents personnes. On en avait invité
quatre cents.
Devant l’estrade, des jeunes gens en costumes
d’assaut, minces, avec des membres longs, la taille
cambrée, la moustache en croc, posaient déjà devant
les spectateurs. On se les nommait, on désignait les
maîtres et les amateurs, toutes les notabilités de l’escrime.
Autour d’eux causaient des messieurs en redingote,
jeunes et vieux, qui avaient un air de famille
avec les tireurs en tenue de combat. Ils cherchaient
aussi à être vus, reconnus et nommés, c’étaient des
princes de l’épée en civil, les experts en coups de bouton.
Presque toutes les banquettes étaient couvertes de
femmes, qui faisaient un grand froissement d’étoffes
remuées et un grand murmure de voix. Elles s’éventaient
comme au théâtre, car il faisait déjà une chaleur
d’étuve dans cette grotte feuillue. Un farceur
criait de temps en temps : "Orgeat ! limonade ! bière !"
Mme Walter et ses filles gagnèrent leurs places réservées
au premier rang. Du Roy les ayant installées
allait partir, il murmura :
"Je suis obligé de vous quitter, les hommes ne
peuvent accaparer les banquettes."
Mais MmeWalter répondit en hésitant :
"J’ai bien envie de vous garder tout de même. Vous
me nommerez les tireurs. Tenez, si vous restiez debout
au coin de ce banc, vous ne gêneriez personne."
Elle le regardait de ses grands yeux doux. Elle insista
: "Voyons, restez avec nous... monsieur... monsieur
Bel-Ami. Nous avons besoin de vous.
Il répondit :
"J’obéirai... avec plaisir, madame."
On entendait répéter de tous les côtés : "C’est très
drôle, cette cave, c’est très gentil."
Georges la connaissait bien. cette salle voûtée ! Il se
rappelait le matin qu’il y avait passé, la veille de son
duel, tout seul, en face d’un petit carton blanc qui le
regardait du fond du second caveau comme un oeil
énorme et redoutable.
La voix de Jacques Rival résonna, venue de l’escalier
: "On va commencer, mesdames."
Et six messieurs, très serrés en leurs vêtements
pour faire saillir davantage le thorax, montèrent sur
l’estrade et s’assirent sur les chaises destinées au jury.
Leurs noms coururent : Le général de Raynaldi,
président, un petit homme à grandes moustaches ;
le peintre Joséphin Rouget, un grand homme chauve
à longue barbe ; Matthéo de Ujar, Simon Ramoncel,
Pierre de Carvin, trois jeunes hommes élégants, et
GaspardMerleron, unmaître.
Deux pancartes furent accrochées aux deux côtés
du caveau. Celle de droite portait : M. Crèvecoeur, et
celle de gauche :M. Plumeau.
C’étaient deux maîtres, deux bons maîtres de second
ordre. Ils apparurent, secs tous deux, avec un air
militaire. des gestes un peu raides. Ayant fait le salut
d’armes avec des mouvements d’automates, ils commencèrent
à s’attaquer, pareils, dans leur costume de
toile et de peau blanche, à deux pierrots-soldats qui
se seraient battus pour rire.
De temps en temps, on entendait ce mot : "Touché
!" Et les six messieurs du jury inclinaient la tête
en avant d’un air connaisseur. Le public ne voyait
rien que deux marionnettes vivantes qui s’agitaient
en tendant le bras ; il ne comprenait rien, mais il
était content. Ces deux bonshommes lui semblaient
cependant peu gracieux et vaguement ridicules. On
songeait aux lutteurs de bois qu’on vend, au jour de
l’an, sur les boulevards.
Les deux premiers tireurs furent remplacés par
MM. Planton et Carapin, un maître civil et un maître
militaire.M. Planton était tout petit etM. Carapin très
gros.On eût dit que le premier coup de fleuret dégon-
flerait ce ballon comme un éléphant de baudruche.
On riait. M. Planton sautait comme un singe. M. Carapin
ne remuait que son bras, le reste de son corps
se trouvant immobilisé par l’embonpoint, et il se fendait
toutes les cinq minutes avec une telle pesanteur
et un tel effort en avant qu’il semblait prendre la résolution
la plus énergique de sa vie. Il avait ensuite
beaucoup de mal à se relever.
Les connaisseurs déclarèrent son jeu très ferme et
très serré. Et le public, confiant, l’apprécia.
Puis vinrent MM. Porion et Lapalme, un maître et
un amateur qui se livrèrent à une gymnastique effrénée,
courant l’un sur l’autre avec furie, forçant les
juges à fuir en emportant leurs chaises, traversant et
retraversant l’estrade d’un bout à l’autre, l’un avançant
et l’autre reculant par bonds vigoureux et comiques.
Ils avaient de petits sauts en arrière qui faisaient
rire les dames, et de grands élans en avant qui
émotionnaient un peu cependant. Cet assaut au pas
gymnastique fut caractérisé par un titi inconnu qui
cria : "Vous éreintez pas, c’est à l’heure !" L’assistance,
froissée par ce manque de goût, fit : "Chut !" Le jugement
des experts circula. Les tireurs avaient montré
beaucoup de vigueur et manqué parfois d’à-propos.
La première partie fut clôturée par une fort belle
passe d’armes entre Jacques Rival et le fameux
professeur belge Lebègue. Rival fut fort goûté des
femmes. Il était vraiment beau garçon, bien fait,
souple, agile, et plus gracieux que tous ceux qui
l’avaient précédé. Il apportait dans sa façon de se tenir
en garde et de se fendre une certaine élégance
mondaine qui plaisait et faisait contraste avec la manière
énergique, mais commune de son adversaire."
On sent l’homme bien élevé", disait-on.
Il eut la belle. On l’applaudit.
Mais depuis quelques minutes, un bruit singulier,
à l’étage au-dessus, inquiétait les spectateurs.
C’était un grand piétinement accompagné de rires
bruyants. Les deux cents invités qui n’avaient pu descendre
dans la cave s’amusaient sans doute, à leur façon.
Dans le petit escalier tournant une cinquantaine
d’hommes étaient tassés. La chaleur devenait terrible
en bas. On criait : "De l’air !" "A boire !" Le même farceur
glapissait sur un ton aigu qui dominait le murmure
des conversations :
"Orgeat ! limonade ! bière !"
Rival apparut très rouge, ayant gardé son costume
d’assaut." Je vais faire apporter des rafraîchissements",
dit-il - et il courut dans l’escalier. Mais
toute communication était coupée avec le rez-dechaussée.
Il eût été aussi facile de percer le plafond
que de traverser la muraille humaine entassée sur les
marches.
Rival criait : Faites passer des glaces pour les
dames !"
Cinquante voix répétaient : "Des glaces !" Un plateau
apparut enfin. Mais il ne portait que des verres
vides, les rafraîchissements ayant été cueillis en
route.
Une forte voix hurla :
"On étouffe là-dedans, finissons vite et allonsnous-
en."
Une autre voix lança : "La quête !" Et tout le public,
haletant, mais gai tout de même, répéta : "La quête...
la quête..."
Alors six dames se mirent à circuler entre les banquettes
et on entendit un petit bruit d’argent tombant
dans les bourses.
Du Roy nommait les hommes célèbres àMmeWalter.
C’étaient des mondains, des journalistes, ceux
des grands journaux, des vieux journaux, qui regardaient
de haut La Vie Française, avec une certaine
réserve née de leur expérience. Ils en avaient tant
vu mourir de ces feuilles politico-financières, filles
d’une combinaison louche, et écrasées par la chute
d’un ministère. On apercevait aussi là des peintres
et des sculpteurs, qui sont, en général, hommes de
sport, un poète académicien qu’on montrait, deux
musiciens et beaucoup de nobles étrangers dont Du
Roy faisait suivre le nom de la syllabe Rast ( ce qui signifiait
Rastaquouère ), pour imiter, disait-il, les Anglais
qui mettent Esq. sur leurs cartes.
Quelqu’un lui cria : "Bonjour, cher ami." C’était le
comte de Vaudrec. S’étant excusé auprès des dames,
Du Roy alla lui serrer la main.
Il déclara, en revenant : "Il est charmant, Vaudrec.
Comme on sent la race, chez lui."
Mme Walter ne répondit rien. Elle était un peu fatiguée
et sa poitrine se soulevait avec effort à chaque
souffle de ses poumons, ce qui attirait l’oeil de Du
Roy. Et de temps en temps, il rencontrait le regard
de " la Patronne " - un regard trouble, hésitant, qui
se posait sur lui et fuyait tout de suite. Et il se disait
: "Tiens... tiens... tiens... Est-ce que je l’aurais levée
aussi, celle-là ?"
Les quêteuses passèrent. Leurs bourses étaient
pleines d’argent et d’or. Et une nouvelle pancarte
fut accrochée sur l’estrade annonçant : "Grrrrande
surprise." Les membres du jury remontèrent à leurs
places. On attendit.
Deux femmes parurent, un fleuret à la main, en
costume de salle, vêtues d’un maillot sombre, d’un
très court jupon tombant à la moitié des cuisses, et
d’un plastron si gonflé sur la poitrine qu’il les forçait
à porter haut la tête. Elle étaient jolies et jeunes.
Elles souriaient en saluant l’assistance. On les acclama
longtemps.
Et elles se mirent en garde au milieu d’une rumeur
galante et de plaisanteries chuchotées.
Un sourire aimable s’était fixé sur les lèvres des
juges, qui approuvaient les coups par un petit bravo.
Le public appréciait beaucoup cet assaut et le
témoignait aux deux combattantes qui allumaient
des désirs chez les hommes et réveillaient chez les
femmes le goût naturel du public parisien pour les
gentillesses un peu polissonnes, pour les élégances
du genre canaille, pour le faux-joli et le faux-gracieux,
les chanteuses de café-concert et les couplets d’opérette.
Chaque fois qu’une des tireuses se fendait, un frisson
de joie courait dans le public. Celle qui tournait
le dos à la salle, un dos bien replet, faisait s’ouvrir les
bouches et s’arrondir les yeux ; et ce n’était pas le jeu
de son poignet qu’on regardait le plus.
On les applaudit avec frénésie.
Un assaut de sabre suivit, mais personne ne le regarda,
car toute l’attention fut captivée par ce qui
se passait au-dessus. Pendant quelques minutes on
avait écouté un grand bruit de meubles remués, traînés
sur le parquet comme si on déménageait l’appartement.
Puis tout à coup, le son du piano traversa
le plafond ; et on entendit distinctement un bruit
rythmé de pieds sautant en cadence. Les gens d’en
haut s’offraient un bal, pour se dédommager de ne
rien voir.
Un grand rire s’éleva d’abord dans le public de la
salle d’armes, puis le désir de danser s’éveillant chez
les femmes, elles cessèrent de s’occuper de ce qui se
passait sur l’estrade et se mirent à parler tout haut.
On trouvait drôle cette idée de bal organisé par les
retardataires. Ils ne devaient pas s’embêter ceux-là.
On aurait bien voulu être au-dessus.
Mais deux nouveaux combattants s’étaient salués ;
et ils tombèrent en garde avec tant d’autorité que
tous les regards suivaient leurs mouvements.
Ils se fendaient et se relevaient avec une grâce élastique,
avec une vigueurmesurée, avec une telle sûreté
de force, une telle sobriété de gestes, une telle correction
d’allure, une telle mesure dans le jeu que la foule
ignorante fut surprise et charmée.
Leur promptitude calme, leur sage souplesse, leurs
mouvements rapides, si calculés qu’ils semblaient
lents, attiraient et captivaient l’oeil par la seule puissance
de la perfection. Le public sentit qu’il voyait là
une chose belle et rare, que deux grands artistes dans
leur métier lui montraient ce qu’on pouvait voir de
mieux, tout ce qu’il était possible à deux maîtres de
déployer d’habileté, de ruse, de science raisonnée et
d’adresse physique.
Personne ne parlait plus, tant on les regardait. Puis,
quand ils se furent serré la main, après le dernier
coup de bouton, des cris éclatèrent, des hourras.
On trépignait, on hurlait. Tout le monde connaissait
leurs noms : c’étaient Sergent et Ravignac.
Les esprits exaltés devenaient querelleurs. Les
hommes regardaient leurs voisins avec des envies de
dispute. On se serait provoqué pour un sourire. Ceux
qui n’avaient jamais tenu un fleuret en leur main esquissaient
avec leur canne des attaques et des parades.
Mais peu à peu la foule remontait par le petit escalier.
On allait boire, enfin. Ce fut une indignation
quand on constata que les gens du bal avaient dévalisé
le buffet, puis s’en étaient allés en déclarant qu’il
était malhonnête de déranger deux cents personnes
pour ne leur rien montrer.
Il ne restait pas un gâteau, pas une goutte de champagne,
de sirop ou de bière, pas un bonbon, pas un
fruit, rien, rien de rien. Ils avaient saccagé, ravagé,
nettoyé tout.
On se faisait raconter les détails par les servants
qui prenaient des visages tristes en cachant leur envie
de rire. "Les dames étaient plus enragées que les
hommes, affirmaient-ils, et avaient mangé et bu à
s’en rendre malades." On aurait cru entendre le récit
des survivants après le pillage et le sac d’une ville
pendant l’invasion.
Il fallut donc s’en aller. Des messieurs regrettaient
les vingt francs donnés à la quête ; ils s’indignaient
que ceux d’en haut eussent ripaillé sans rien payer.
Les dames patronnesses avaient recueilli plus de
trois mille francs. Il resta, tous frais payés, deux cent
vingt francs pour les orphelins du sixième arrondissement.
Du Roy, escortant la famille Walter, attendait son
landau. En reconduisant la Patronne, comme il se
trouvait assis en face d’elle, il rencontra encore une
fois son oeil caressant et fuyant, qui semblait troublé.
Il pensait : " Bigre, je crois qu’elle mord", et il souriait
en reconnaissant qu’il avait vraiment de la chance
auprès des femmes, carMmedeMarelle, depuis le recommencement
de leur tendresse, paraissait l’aimer
avec frénésie.
Il rentra chez lui d’un pied joyeux.
Madeleine l’attendait dans le salon.
"J’ai des nouvelles, dit-elle. L’affaire du Maroc se
complique. La France pourrait bien y envoyer une expédition
d’ici quelques mois. Dans tous les cas on
va se servir de ça pour renverser le ministère, et Laroche
profitera de l’occasion pour attraper les Affaires
étrangères."
Du Roy, pour taquiner sa femme, feignit de n’en
rien croire. On ne serait pas assez fou pour recommencer
la bêtise de Tunis.
Mais elle haussait les épaules avec impatience. "Je
te dis que si ! Je te dis que si ! Tu ne comprends donc
pas que c’est une grosse question d’argent pour eux.
Aujourd’hui, mon cher, dans les combinaisons politiques,
il ne faut pas dire : "Cherchez la femme",
mais : "Cherchez l’affaire."
Il murmura : "Bah !" avec ’un air de mépris, pour
l’exciter.
Elle s’irritait :
"Tiens, tu es aussi naïf que Forestier."
Elle voulait le blesser et s’attendait à une colère.
Mais il sourit et répondit :
"Que ce cocu de Forestier ?"
Elle demeura saisie, et murmura :
"Oh ! Georges !"
Il avait l’air insolent et railleur, et il reprit :
"Eh bien, quoi ? Me l’as-tu pas avoué, l’autre soir,
que Forestier était cocu ?"
Et il ajouta : "Pauvre diable !" sur un ton de pitié
profonde.
Madeleine lui tourna le dos, dédaignant de répondre
; puis après une minute de silence, elle reprit :
"Nous aurons du monde mardi : Mme Laroche-
Mathieu viendra dîner avec la comtesse de Percemur.
Veux-tu inviter Rival et Norbert de Varenne ? J’irai demain
chez MmesWalter et deMarelle. Peut-être aussi
aurons-nousMme Rissolin."
Depuis quelque temps, elle se faisait des relations,
usant de l’influence politique de son mari, pour attirer
chez elle, de gré ou de force, les femmes des sénateurs
et des députés qui avaient besoin de l’appui de
La Vie Française.
Du Roy répondit :
"Très bien. Je me charge de Rival et de Norbert."
Il était content et il se frottait les mains, car il avait
trouvé une bonne scie pour embêter sa femme et satisfaire
l’obscure rancune, la confuse et mordante jalousie
née en lui depuis leur promenade au Bois. Il ne
parlerait plus de Forestier sans le qualifier de cocu.
Il sentait bien que cela finirait par rendre Madeleine
enragée. Et dix fois pendant la soirée il trouva moyen
de prononcer avec une bonhomie ironique le nom de
ce " cocu de Forestier ".
Il n’en voulait plus au mort ; il le vengeait.
Sa femme feignait de ne pas entendre et demeurait,
en face de lui, souriante et indifférente.
Le lendemain, comme elle devait aller adresser son
invitation à Mme Walter, il voulut la devancer, pour
trouver seule la Patronne et voir si vraiment elle en
tenait pour lui. Cela l’amusait et le flattait. Et puis...
pourquoi pas... si c’était possible.
Il se présenta boulevard Malesherbes dès deux
heures. On le fit entrer dans le salon. Il attendit.
Mme Walter parut, la main tendue avec un empressement
heureux.
"Quel bon vent vous amène ?
- Aucun bon vent, mais un désir de vous voir.
Une force m’a poussé chez vous, je ne sais pourquoi,
je n’ai rien à vous dire. Je suis venu, me voilà ! me
pardonnez-vous cette visite matinale et la franchise
de l’explication ?"
Il disait cela d’un ton galant et badin, avec un sourire
sur les lèvres et un accent sérieux dans la voix.
Elle restait étonnée, un peu rouge, balbutiant :
"Mais... vraiment... je ne comprends pas... vous me
surprenez..."
Il ajouta :
"C’est une déclaration sur un air gai, pour ne pas
vous effrayer."
Ils s’étaient assis l’un près de l’autre. Elle prit la
chose de façon plaisante.
"Alors, c’est une déclaration... sérieuse ?
- Mais oui ! Voici longtemps que je voulais vous la
faire, très longtemps même. Et puis, je n’osais pas. On
vous dit si sévère, si rigide..."
Elle avait retrouvé son assurance. Elle répondit :
"Pourquoi avez-vous choisi aujourd’hui ?
- Je ne sais pas." Puis il baissa la voix : "Ou plutôt,
c’est parce que je ne pense qu’à vous, depuis hier."
Elle balbutia, pâlie tout à coup :
"Voyons, assez d’enfantillages, et parlons d’autre
chose."
Mais il était tombé à ses genoux si brusquement
qu’elle eut peur. Elle voulut se lever ; il la tenait assise
de force et ses deux bras enlacés à la taille et il
répétait d’une voix passionnée :
"Oui, c’est vrai que je vous aime, follement, depuis
longtemps. Ne me répondez pas. Que voulez-vous. je
suis fou ! Je vous aime... Oh ! si vous saviez, comme je
vous aime !"
Elle suffoquait, haletait, essayait de parler et ne
pouvait prononcer un mot. Elle le repoussait de ses
deux mains, l’ayant saisi aux cheveux pour empêcher
l’approche de cette bouche qu’elle sentait venir vers
la sienne. Et elle tournait la tête de droite à gauche et
de gauche à droite, d’un mouvement rapide, en fermant
les yeux pour ne plus le voir.
Il la touchait à travers sa robe, la maniait, la palpait
; et elle défaillait sous cette caresse brutale et
forte. Il se releva brusquement et voulut l’étreindre,
mais, libre une seconde, elle s’était échappée en se rejetant
en arrière, et elle fuyait maintenant de fauteuil
en fauteuil.
Il jugea ridicule cette poursuite, et il se laissa tomber
sur une chaise, la figure dans ses mains, en feignant
des sanglots convulsifs.
Puis il se redressa, cria : "Adieu ! adieu !" et il s’enfuit.
Il reprit tranquillement sa canne dans le vestibule
et gagna la rue en se disant : "Cristi, je crois que ça
y est." Et il passa au télégraphe pour envoyer un pe-
tit bleu à Clotilde, lui donnant rendez-vous le lendemain.
En rentrant chez lui, à l’heure ordinaire, il dit à sa
femme :
"Eh bien, as-tu tout ton monde pour ton dîner ?"
Elle répondit :
"Oui ; il n’y a que Mme Walter qui n’est pas sûre
d’être libre. Elle hésite ; elle m’a parlé de je ne sais
quoi, d’engagement, de conscience. Enfin elle m’a
eu l’air très drôle. N’importe, j’espère qu’elle viendra
tout demême."
Il haussa les épaules :
"Eh, parbleu oui, elle viendra."
Il n’en était pas certain, cependant, et il demeura
inquiet jusqu’au jour du dîner.
Le matin même, Madeleine reçut un petit mot de
la Patronne : "Je me suis rendue libre à grand-peine
et je serai des vôtres. Mais mon mari ne pourra pas
m’accompagner."
Du Roy pensa : "J’ai rudement bien fait de n’y pas
retourner. La voilà calmée. Attention."
Il attendit cependant son entrée avec un peu d’inquiétude.
Elle parut, très calme, un peu froide, un peu
hautaine. Il se fit très humble, très discret et soumis.
Mmes Laroche-Mathieu et Rissolin accompagnaient
leurs maris. La vicomtesse de Percemur parla
du grand monde. Mme de Marelle était ravissante
dans une toilette d’une fantaisie singulière, jaune et
noire, un costume espagnol qui moulait bien sa jolie
taille, sa poitrine et ses bras potelés, et rendait énergique
sa petite tête d’oiseau.
Du Roy avait pris à sa droite Mme Walter, et il ne
lui parla, durant le dîner, que de choses sérieuses,
avec un respect exagéré. De temps en temps il regardait
Clotilde. "Elle est vraiment plus jolie et plus
fraîche", pensait-il. Puis ses yeux revenaient vers sa
femme qu’il ne trouvait pas mal non plus, bien qu’il
eût gardé contre elle une colère rentrée, tenace et méchante.
Mais la Patronne l’excitait par la difficulté de la
conquête, et par cette nouveauté toujours désirée des
hommes.
Elle voulut rentrer de bonne heure.
"Je vous accompagnerai", dit-il.
Elle refusa. Il insistait :
"Pourquoi ne voulez-vous pas ? Vous allez me blesser
vivement. Ne me laissez pas croire que vous ne
m’avez point pardonné. Vous voyez comme je suis
calme."
Elle répondit :
"Vous ne pouvez pas abandonner ainsi vos invités."
Il sourit :
"Bah ! je serai vingt minutes absent. On ne s’en
apercevra même pas. Si vous me refusez, vous me
froisserez jusqu’au coeur."
Elle murmura :
"Eh bien, j’accepte."
Mais dès qu’ils furent dans la voiture, il lui saisit la
main, et la baisant avec passion :
"Je vous aime, je vous aime. Laissez-moi vous le
dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux seulement vous
répéter que je vous aime."
Elle balbutiait :
"Oh !,. après ce que vous m’avez promis... C’est
mal... c’est mal... "
Il parut faire un grand effort, puis il reprit, d’une
voix contenue :
"Tenez, vous voyez comme je memaîtrise. Et pourtant...
Mais laissez-moi vous dire seulement ceci. Je
vous aime... et vous le répéter tous les jours... oui,
laissez-moi aller chez vous m’agenouiller cinq minutes
à vos pieds pour prononcer ces trois mots, en
regardant votre visage adoré."
Elle lui avait abandonné sa main, et elle répondit
en haletant :
"Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Songez à ce
qu’on dirait, à mes domestiques, à mes filles. Non,
non, c’est impossible... "
Il reprit :
"Je ne peux plus vivre sans vous voir. Que ce soit
chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie, ne fûtce
qu’une minute tous les jours, que je touche votre
main, que je respire l’air soulevé par votre robe, que je
contemple la ligne de votre corps, et vos beaux grands
yeux quim’affolent."
Elle écoutait, frémissante, cette banale musique
d’amour et elle bégayait :
"Non... non... c’est impossible. Taisez-vous !"
Il lui parlait tout bas, dans l’oreille, comprenant
qu’il fallait la prendre peu à peu, celle-là, cette femme
simple, qu’il fallait la décider à lui donner des rendezvous,
où elle voudrait d’abord, où il voudrait ensuite :
"Écoutez... Il le faut... je vous verrai... je vous attendrai
devant votre porte... comme un pauvre... Si
vous ne descendez pas, je monterai chez vous... mais
je vous verrai... je vous verrai... demain."
Elle répétait : "Non, non, ne venez pas. Je ne vous
recevrai point. Songez à mes filles.
- Alors dites-moi où je vous rencontrerai... dans
la rue... n’importe où... à l’heure que vous voudrez...
pourvu que je vous voie... Je vous saluerai... Je vous
dirai : "Je vous aime", et jem’en irai."
Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé passait la
porte de son hôtel, elle murmura très vite :
"Eh bien, j’entrerai à la Trinité, demain, à trois
heures et demie."
Puis, étant descendue, elle cria à son cocher :
"ReconduisezM. Du Roy chez lui."
Comme il rentrait, sa femme lui demanda :
"Où étais-tu donc passé ?"
Il répondit, à voix basse :
"J’ai été jusqu’au télégraphe pour une dépêche
pressée."
Mme deMarelle s’approchait :
"Vous me reconduisez, Bel-Ami, vous savez que je
ne viens dîner si loin qu’à cette condition ?"
Puis se tournant versMadeleine :
"Tu n’es pas jalouse ?"
Mme Du Roy répondit lentement :
"Non, pas trop."
Les convives s’en allaient. Mme Laroche Mathieu
avait l’air d’une petite bonne de province. C’était la
fille d’un notaire, épousée par Laroche qui n’était
alors que médiocre avocat. Mme Rissolin, vieille et
prétentieuse, donnait l’idée d’une ancienne sagefemme
dont l’éducation se serait faite dans les cabinets
de lecture. La vicomtesse de Percemur les regardait
du haut. Sa " patte blanche " touchait avec répugnance
ces mains communes.
Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine
en franchissant la porte de l’escalier :
"C’était parfait, ton dîner. Tu auras dans quelque
temps le premier salon politique de Paris."
Dès qu’elle fut seule avecGeorges, elle le serra dans
ses bras :
"Oh ! mon chéri Bel-Ami, je t’aime tous les jours
davantage."
Le fiacre qui les portait roulait comme un navire.
"Ça ne vaut point notre chambre", dit-elle.
Il répondit : Oh ! non." Mais il pensait à Mme Walter.