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听法语故事: 美丽朋友  第十章

时间:2011-06-16 20:50:28 来源:可可法语 编辑:lydie310  测测英语水平如何

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Bel-Ami  美丽朋友
Guy de Maupassant  莫泊桑
Publication: 1885

Deuxième partie
Chapitre 10

LesDu Roy étaient rentrés à Paris depuis deux jours
et le journaliste avait repris son ancienne besogne en
attendant qu’il quittât le service des échos pour s’emparer
définitivement des fonctions de Forestier et se
consacrer tout à fait à la politique.
Il remontait chez lui, ce soir-là, au logis de son prédécesseur,
le coeur joyeux, pour dîner, avec le désir
éveillé d’embrasser tout à l’heure sa femme dont il
subissait vivement le charme physique et l’insensible
domination. En passant devant un fleuriste, au bas de
la rue Notre-Dame-de-Lorette, il eut l’idée d’acheter
un bouquet pourMadeleine et il prit une grosse botte
de roses à peine ouvertes, un paquet de boutons par-
fumés.
A chaque étage de son nouvel escalier il se regardait
complaisamment dans cette glace dont la vue lui
rappelait sans cesse sa première entrée dans la maison.
Il sonna, ayant oublié sa clef, et le même domestique,
qu’il avait gardé aussi sur le conseil de sa
femme, vint ouvrir.
Georges demanda :
"Madame est rentrée ?
- Oui, monsieur."
Mais en traversant la salle à manger il demeura
fort surpris d’apercevoir trois couverts ; et, la portière
du salon étant soulevée, il vit Madeleine qui disposait
dans un vase de la cheminée une botte de roses
toute pareille à la sienne. Il fut contrarié, mécontent,
comme si on lui eût volé son idée, son attention et
tout le plaisir qu’il en attendait.
Il demanda en entrant :
"Tu as donc invité quelqu’un ?"
Elle répondit sans se retourner, en continuant à arranger
ses fleurs : "Oui et non. C’est mon vieil ami le
comte de Vaudrec qui a l’habitude de dîner ici tous
les lundis, et qui vient comme autrefois."
Georgesmurmura :
"Ah ! très bien."
Il restait debout derrière elle, son bouquet à la
main, avec une envie de le cacher, de le jeter. Il dit
cependant :
"Tiens, je t’ai apporté des roses !"
Elle se retourna brusquement, toute souriante,
criant :
"Ah ! que tu es gentil d’avoir pensé à ça."
Et elle lui tendit ses bras et ses lèvres avec un élan
de plaisir si vrai qu’il se sentit consolé.
Elle prit les fleurs, les respira, et, avec une vivacité
d’enfant ravie, les plaça dans le vase resté vide en face
du premier. Puis elle murmura en regardant l’effet :
"Que je suis contente ! Voilà ma cheminée garnie
maintenant."
Elle ajouta, presque aussitôt, d’un air convaincu :
"Tu sais, il est charmant, Vaudrec, tu seras tout de
suite intime avec lui. "
Un coup de timbre annonça le comte. Il entra,
tranquille, très à l’aise, comme chez lui. Après avoir
baisé galamment les doigts de la jeune femme il se
tourna vers le mari et lui tendit la main avec cordialité
en demandant :
"Ça va bien, mon cher Du Roy ?"
Il n’avait plus son air roide, son air gourmé de jadis,
mais un air affable, révélant bien que la situation
n’était plus la même. Le journaliste, surpris, tâcha de
se montrer gentil pour répondre à ces avances. On
eût cru, après cinq minutes, qu’ils se connaissaient
et s’adoraient depuis dix ans.
Alors Madeleine, dont le visage était radieux, leur
dit :
"Je vous laisse ensemble. J’ai besoin de jeter un
coup d’oeil à ma cuisine." Et elle se sauva, suivie par
le regard des deux hommes.
Quand elle revint, elle les trouva causant théâtre,
à propos d’une pièce nouvelle, et si complètement
du même avis qu’une sorte d’amitié rapide s’éveillait
dans leurs yeux à la découverte de cette absolue parité
d’idées.
Le dîner fut charmant, tout intime et cordial ; et le
comte demeura fort tard dans la soirée, tant il se sentait
bien dans cette maison, dans ce joli nouveau ménage.
Dès qu’il fut parti,Madeleine dit à son mari :
"N’est-ce pas qu’il est parfait ? Il gagne du tout au
tout à être connu. En voilà un bon ami, sûr, dévoué,
fidèle. Ah ! sans lui..."
Elle n’acheva point sa pensée, et Georges répondit :
"Oui, je le trouve fort agréable. Je crois que nous
nous entendrons très bien."
Mais elle reprit aussitôt :
"Tu ne sais pas, nous avons à travailler, ce soir,
avant de nous coucher. Je n’ai pas eu le temps de
te parler de ça avant le dîner, parce que Vaudrec
est arrivé tout de suite. On m’a apporté des nouvelles
graves, tantôt, des nouvelles du Maroc. C’est
Laroche-Mathieu le député, le futur ministre, qui me
les a données. Il faut que nous fassions un grand
article, un article à sensation. J’ai des faits et des
chiffres. Nous allons nous mettre à la besogne immédiatement.
Tiens, prends la lampe."
Il la prit et ils passèrent dans le cabinet de travail.
Les mêmes livres s’alignaient dans la bibliothèque
qui portait maintenant sur son faîte les trois vases
achetés au golfe Juan par Forestier, la veille de son
dernier jour. Sous la table, la chancelière du mort attendait
les pieds de Du Roy, qui s’empara, après s’être
assis, du porte-plume d’ivoire, un peu mâché au bout
par la dent de l’autre.
Madeleine s’appuya à la cheminée, et ayant allumé
une cigarette, elle raconta ses nouvelles, puis exposa
ses idées, et le plan de l’article qu’elle rêvait.
Il l’écoutait avec attention, tout en griffonnant des
notes, et quand il eut fini il souleva des objections,
reprit la question, l’agrandit, développa à son tour
non plus un plan d’article,mais un plan de campagne
contre le ministère actuel. Cette attaque serait le début.
Sa femme avait cessé de fumer, tant son intérêt
s’éveillait, tant elle voyait large et loin en suivant la
pensée de Georges.
Elle murmurait de temps en temps :
"Oui... oui... C’est très bon... C’est excellent... C’est
très fort..."
Et quand il eut achevé, à son tour, de parler :
"Maintenant écrivons", dit-elle.
Mais il avait toujours le début difficile et il cherchait
ses mots avec peine. Alors elle vint doucement
se pencher sur son épaule et elle se mit à lui souffler
ses phrases tout bas, dans l’oreille.
De temps en temps elle hésitait et demandait :
"Est-ce bien ça que tu veux dire ?"
Il répondait :
"Oui, parfaitement."
Elle avait des traits piquants, des traits venimeux
de femme pour blesser le chef du Conseil, et elle mêlait
des railleries sur son visage à celles sur sa politique,
d’une façon drôle qui faisait rire et saisissait en
même temps par la justesse de l’observation.
Du Roy, parfois, ajoutait quelques lignes qui rendaient
plus profonde et plus puissante la portée
d’une attaque. Il savait, en outre, l’art des sousentendus
perfides, qu’il avait appris en aiguisant des
échos, et quand un fait donné pour certain par Madeleine
lui paraissait douteux ou compromettant, il
excellait à le faire deviner et à l’imposer à l’esprit avec
plus de force que s’il l’eût affirmé.
Quand leur article fut terminé, Georges le relut
tout haut, en le déclamant. Ils le jugèrent admirable
d’un commun accord et ils se souriaient, enchantés
et surpris, comme s’ils venaient de se révéler l’un
à l’autre. Ils se regardaient au fond des yeux, émus
d’admiration et d’attendrissement, et ils s’embrassèrent
avec élan, avec une ardeur d’amour communiquée
de leurs esprits à leurs corps.
Du Roy reprit la lampe : "Et maintenant, dodo", ditil
avec un regard allumé.
Elle répondit :
"Passez, mon maître, puisque vous éclairez la
route."
Il passa, et elle le suivit dans leur chambre en lui
chatouillant le cou du bout du doigt, entre le col et
les cheveux pour le faire aller plus vite, car il redoutait
cette caresse.
L’article parut sous la signature de Georges Du
Roy de Cantel, et fit grand bruit. On s’en émut à la
Chambre. Le pèreWalter en félicita l’auteur et le chargea
de la rédaction politique de La Vie Française. Les
échos revinrent à Boisrenard.
Alors commença, dans le journal, une campagne
habile et violente contre le ministère qui dirigeait
les affaires. L’attaque, toujours adroite et nourrie de
faits, tantôt ironique, tantôt sérieuse, parfois plaisante,
parfois virulente, frappait avec une sûreté et
une continuité dont tout le monde s’étonnait. Les
autres feuilles citaient sans cesse La Vie Française,
y coupaient des passages entiers, et les hommes du
pouvoir s’informèrent si on ne pouvait pas bâillonner
avec une préfecture cet ennemi inconnu et acharné.
Du Roy devenait célèbre dans les groupes politiques.
Il sentait grandir son influence à la pression
des poignées de main et à l’allure des coups de chapeau.
Sa femme, d’ailleurs, l’emplissait de stupeur et
d’admiration par l’ingéniosité de son esprit, l’habileté
de ses informations et le nombre de ses connaissances.
A tout moment, il trouvait dans son salon, en rentrant
chez lui, un sénateur, un député, un magistrat,
un général, qui traitaient Madeleine en vieille amie,
avec une familiarité sérieuse. Où avait-elle connu
tous ces gens ? Dans le monde, disait-elle.Mais comment
avait-elle su capter leur confiance et leur affection
? Il ne le comprenait pas.
"Ça ferait une rude diplomate", pensait-il.
Elle rentrait souvent en retard aux heures des repas,
essoufflée, rouge frémissante, et, avant même
d’avoir ôté son voile, elle disait :
"J’en ai du nanan, aujourd’hui. Figure-toi que le
ministre de la Justice vient de nommer deux magistrats
qui ont fait partie descommissions mixtes.Nous
allons lui flanquer un abattage dont il se souviendra."
Et on flanquait un abattage au ministre, et on lui
en reflanquait un autre le lendemain et un troisième
le jour suivant. Le député Laroche-Mathieu qui dînait
rue Fontaine tous les mardis, après le comte de Vaudrec
qui commençait la semaine, serrait vigoureusement
les mains de la femme et du mari avec des démonstrations
de joie excessives. Il ne cessait de répé-
ter : "Cristi, quelle campagne. Si nous ne réussissons
pas après ça ?"
Il espérait bien réussir en effet à décrocher le portefeuille
des Affaires étrangères qu’il visait depuis longtemps.
C’était un de ces hommes politiques à plusieurs
faces, sans conviction, sans grands moyens, sans audace
et sans connaissances sérieuses, avocat de province,
joli homme de chef-lieu, gardant un équilibre
de finaud entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite
républicain et de champignon libéral de nature
douteuse, comme il en pousse par centaines sur le fumier
populaire du suffrage universel.
Son machiavélisme de village le faisait passer pour
fort parmi ses collègues, parmi tous les déclassés et
les avortés dont on fait des députés. Il était assez soigné,
assez correct, assez familier, assez aimable pour
réussir. Il avait des succès dans le monde, dans la société
mêlée, trouble et peu fine des hauts fonctionnaires
dumoment.
On disait partout de lui : "Laroche sera ministre",
et il pensait aussi plus fermement que tous les autres
que Laroche serait ministre.
Il était un des principaux actionnaires du journal
du père Walter, son collègue et son associé en beaucoup
d’affaires de finances.
Du Roy le soutenait avec confiance et avec des espérances
confuses pour plus tard. Il ne faisait que
continuer d’ailleurs l’oeuvre commencée par Forestier,
à qui Laroche-Mathieu avait promis la croix,
quand serait venu le jour du triomphe. La décoration
irait sur la poitrine du nouveau mari de Madeleine ;
voilà tout. Rien n’était changé, en somme.
On sentait si bien que rien n’était changé, que les
confrères de Du Roy lui montaient une scie dont il
commençait à se fâcher.
On ne l’appelait plus que Forestier.
Aussitôt qu’il arrivait au journal, quelqu’un criait :
"Dis donc, Forestier."
Il feignait de ne pas entendre et cherchait les lettres
dans son casier. La voix reprenait, avec plus de force :
"Hé ! Forestier." Quelques rires étouffés couraient.
Comme Du Roy gagnait le bureau du directeur, celui
qui l’avait appelé l’arrêtait :
"Oh ! pardon ; c’est à toi que je veux parler. C’est
stupide, je te confonds toujours avec ce pauvre
Charles. Cela tient à ce que tes articles ressemblent
bigrement aux siens. Tout le monde s’y trompe."
Du Roy ne répondait rien, mais il rageait ; et une
colère sourde naissait en lui contre le mort.
Le père Walter lui-même avait déclaré, alors qu’on
s’étonnait de similitudes flagrantes de tournures et
d’inspiration entre les chroniques du nouveau rédacteur
politique et celles de l’ancien : " Oui, c’est du Forestier,
mais du Forestier plus nourri, plus nerveux,
plus viril."
Une autre fois, Du Roy en ouvrant par hasard l’armoire
aux bilboquets avait trouvé ceux de son prédécesseur
avec un crêpe autour du manche, et le sien,
celui dont il se servait quand il s’exerçait sous la direction
de Saint-Potin, était orné d’une faveur rose.
Tous avaient été rangés sur la même planche, par
rang de taille ; et une pancarte, pareille à celle des
musées, portait écrit : "Ancienne collection Forestier
et Cie, Forestier-Du Roy, successeur, breveté S.G.D.G.
Articles inusables pouvant servir en toutes circonstances,
même en voyage."
Il referma l’armoire avec calme, en prononçant assez
haut pour être entendu :
"Il y a des imbéciles et des envieux partout."
Mais il était blessé dans son orgueil, blessé dans sa
vanité, cette vanité et cet orgueil ombrageux d’écrivain,
qui produisent cette susceptibilité nerveuse
toujours en éveil, égale chez le reporter et chez le
poète génial.
Ce mot : "Forestier " déchirait son oreille ; il avait
peur de l’entendre, et se sentait rougir en l’entendant.
Il était pour lui, ce nom, une raillerie mordante,
plus qu’une raillerie, presque une insulte. Il lui criait :
"C’est ta femme qui fait ta besogne comme elle faisait
celle de l’autre. Tu ne serais rien sans elle."
Il admettait parfaitement que Forestier n’eût rien
été sansMadeleine ; mais quant à lui, allons donc !
Puis, rentré chez lui, l’obsession continuait. C’était
lamaison tout entière maintenant qui lui rappelait le
mort, tout le mobilier, tous les bibelots, tout ce qu’il
touchait. Il ne pensait guère à cela dans les premiers
temps ; mais la sciemontée par ses confrères avait fait
en son esprit une sorte de plaie qu’un tas de riens inaperçus
jusqu’ici envenimaient à présent.
Il ne pouvait plus prendre un objet sans qu’il crût
voir aussitôt la main de Charles posée dessus. Il ne
regardait et ne maniait que des choses lui ayant servi
autrefois, des choses qu’il avait achetées, aimées et
possédées. Et Georges commençait à s’irriter même à
la pensée des relations anciennes de son ami et de sa
femme.
Il s’étonnait parfois de cette révolte de son coeur,
qu’il ne comprenait point, et se demandait : "Comment
diable cela se fait-il ? Je ne suis pas jaloux des
amis de Madeleine. Je ne m’inquiète jamais de ce
qu’elle fait. Elle rentre et sort à son gré, et le souvenir
de cette brute de Charles me met en rage !"
Il ajoutait, mentalement : "Au fond, ce n’était qu’un
crétin ; c’est sans doute ça qui me blesse. Je me fâche
queMadeleine ait pu épouser un pareil sot."
Et sans cesse il se répétait : "Comment se fait-il que
cette femme-là ait gobé un seul instant un semblable
animal ?"
Et sa rancune s’augmentait chaque jour par mille
détails insignifiants qui le piquaient comme des
coups d’aiguille, par le rappel incessant de l’autre,
venu d’un mot de Madeleine, d’un mot du domestique
ou d’unmot de la femme de chambre.
Un soir, Du Roy qui aimait les plats sucrés demanda
:
"Pourquoi n’avons-nous pas d’entremets ? Tu n’en
fais jamais servir."
La jeune femme répondit gaiement :
"C’est vrai, je n’y pense pas. Cela tient à ce que
Charles les avait en horreur..."
Il lui coupa la parole dans un mouvement d’impatience
dont il ne fut pas maître.
"Ah ! tu sais, Charles commence àm’embêter. C’est
toujours Charles par-ci, Charles par-là. Charles aimait
ci, Charles aimait ça. Puisque Charles est crevé,
qu’on le laisse tranquille."
Madeleine regardait son mari avec stupeur, sans
rien comprendre à cette colère subite. Puis, comme
elle était fine, elle devina un peu ce qui se passait en
lui, ce travail lent de jalousie posthume grandissant à
chaque seconde par tout ce qui rappelait l’autre.
Elle jugea cela puéril, peut-être, mais elle fut flattée
et ne répondit rien.
Il s’en voulut, lui, de cette irritation, qu’il n’avait pu
cacher. Or, comme ils faisaient, ce soir-là, après dîner,
un article pour le lendemain, il s’embarrassa dans la
chancelière. Ne parvenant point à la retourner, il la
rejeta d’un coup de pied, et demanda en riant :
"Charles avait donc toujours froid aux pattes ?"
Elle répondit, riant aussi :
"Oh ! il vivait dans la terreur des rhumes ; il n’avait
pas la poitrine solide."
Du Roy reprit avec férocité : "Il l’a bien prouvé,
d’ailleurs." Puis il ajouta avec galanterie : "Heureusement
pour moi." Et il baisa la main de sa femme.
Mais en se couchant, toujours hanté par la même
pensée, il demanda encore :
"Est-ce que Charles portait des bonnets de coton
pour éviter les courants d’air dans les oreilles ?"
Elle se prêta à la plaisanterie et répondit :
"Non, un madras noué sur le front."
Georges haussa les épaules et prononça avec un
mépris supérieur :
"Quel serin !"
Dès lors, Charles devint pour lui un sujet d’entretien
continuel. Il parlait de lui à tout propos, ne l’appelant
plus que : "ce pauvre Charles", d’un air de pitié
infinie.
Et quand il revenait du journal, où il s’était entendu
deux ou trois fois interpeller sous le nom de Forestier,
il se vengeait en poursuivant le mort de railleries
haineuses au fond de son tombeau. Il rappelait
ses défauts, ses ridicules, ses petitesses, les énumérait
avec complaisance, les développant et les grossissant
comme s’il eût voulu combattre, dans le coeur de sa
femme, l’influence d’un rival redouté.
Il répétait :
"Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour où ce cornichon
de Forestier a prétendu nous prouver que
les gros hommes étaient plus vigoureux que les
maigres ?"
Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de détails
intimes et secrets que la jeune femme, mal à l’aise,
refusait de dire.Mais il insistait, s’obstinait.
"Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait être bien
drôle dans ce moment-là ?"
Elle murmurait du bout des lèvres :
"Voyons, laisse-le tranquille, à la fin."
Il reprenait :
"Non, dis-moi ! c’est vrai qu’il devait être godiche
au lit, cet animal !"
Et il finissait toujours par conclure :
"Quelle brute c’était !"
Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une cigarette
à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui
donna l’envie de faire une promenade.
Il demanda :
Ma petiteMade, veux-tu venir jusqu’au Bois ?
-Mais oui, certainement."
Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les
Champs-Élysées, puis l’avenue du Bois-de-Boulogne.
C’était une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où
l’air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme
une vapeur de four.Une armée de fiacres menait sous
les arbres tout un peuple d’amoureux. Ils allaient, ces
fiacres, l’un derrière l’autre, sans cesse.
Georges et Madeleine s’amusaient à regarder tous
ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la
femme en robe claire et l’homme sombre. C’était un
immense fleuve d’amants qui coulait vers le Bois sous
le ciel étoilé et brûlant. On n’entendait aucun bruit
que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils
passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre,
allongés sur les coussins, muets, serrés l’un contre
l’autre, perdus dans d’hallucination du désir, frémissant
dans l’attente de l’étreinte prochaine. L’ombre
chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de
tendresse flottante, d’amour bestial épandu alourdissait
l’air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés,
grisés de la même pensée, de la même ardeur,
faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes
ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient
voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une
sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.
Georges et Madeleine se sentirent eux-même gagnés
par la contagion de la tendresse. Ils se prirent
doucement la main, sans dire un mot, un peu oppres-
sés par la pesanteur de l’atmosphère et par l’émotion
qui les envahissait.
Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications,
ils s’embrassèrent, et elle balbutia un peu
confuse :
"Nous sommes aussi gamins qu’en allant à
Rouen."
Le grand courant des voitures s’était séparé à l’entrée
des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient
les jeunes gens, les fiacres s’espaçaient un peu, mais
la nuit épaisse des arbres, l’air vivifié par les feuilles et
par l’humidité des ruisselets qu’on entendait couler
sous les branches, une sorte de fraîcheur du large espace
nocturne tout paré d’astres, donnaient aux baisers
des couples roulants un charme plus pénétrant
et une ombre plusmystérieuse.
Georges murmura : "Oh ! ma petite Made", en la
serrant contre lui.
Elle lui dit :
"Te rappelles-tu la forêt de chez toi, comme c’était
sinistre. Il me semblait qu’elle était pleine de bêtes
affreuses et qu’elle n’avait pas de bout. Tandis qu’ici,
c’est charmant. On sent des caresses dans le vent, et
je sais bien que Sèvres est de l’autre côté du Bois."
Il répondit :
"Oh ! dans la forêt de chez moi, il n’y avait pas autre
chose que des cerfs, des renards, des chevreuils et des
sangliers, et, par-ci, par-là, une maison de forestier."
Ce mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le
surprit comme si quelqu’un le lui eût crié du fond
d’un fourré, et il se tut brusquement, ressaisi par ce
malaise étrange et persistant, par cette irritation jalouse,
rongeuse, invincible qui lui gâtait la vie depuis
quelque temps.
Au bout d’uneminute, il demanda :
"Es-tu venue quelquefois ici comme ça, le soir,
avec Charles ?"
Elle répondit :
"Mais oui, souvent."
Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez
eux, une envie nerveuse qui lui serrait le coeur. Mais
l’image de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait,
l’étreignait. Il ne pouvait plus penser qu’à lui,
parler que de lui.
Il demanda avec un accent méchant :
"Dis donc,Made ?
- Quoi, mon ami ?
- L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles’ ?"
Elle murmura, dédaigneuse :
"Que tu deviens bête avec ta rengaine."
Mais il ne lâchait pas son idée.
"Voyons,ma petiteMade, sois bien franche, avouele
? Tu l’as fait cocu, dis ? Avoue que tu l’as fait cocu ?"
Elle se taisait, choquée comme toutes les femmes
le sont par ce mot.
Il reprit, obstiné :
"Sacristi, si quelqu’un en avait la tête, c’est bien lui,
par exemple. Oh ! oui, oh ! oui. C’est ça qui m’amuserait
de savoir si Forestier était cocu. Hein ! quelle
bonne binette de jobard ?"
Il sentit qu’elle souriait à quelque souvenir peutêtre,
et il insista :
"Voyons, dis-le. Qu’est-ce que ça fait ? Ce serait
bien drôle, au contraire, de m’avouer que tu l’as
trompé, dem’avouer ça, à moi."
Il frémissait, en effet, de l’espoir et de l’envie que
Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le mort
exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et pourtant...
pourtant une autre émotion, plus confuse, aiguillonnait
son désir de savoir.
Il répétait :
"Made, ma petiteMade, je t’en prie, dis-le. En voilà
un qui ne l’aurait pas volé. Tu aurais eu joliment tort
de ne pas lui faire porter ça. Voyons,Made, avoue."
Elle trouvait plaisante, maintenant, sans doute,
cette insistance, car elle riait, par petits rires brefs,
saccadés.
Il avait mis ses lèvres tout près de l’oreille de sa
femme :
"Voyons... voyons... avoue-le."
Elle s’éloigna d’un mouvement sec et déclara brusquement
:
"Mais tu es stupide. Est-ce qu’on répond à des
questions pareilles ?"
Elle avait dit cela d’un ton si singulier qu’un frisson
de froid courut dans les veines de son mari et il demeura
interdit, effaré, un peu essoufflé, comme s’il
avait reçu une commotion morale.
Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel semblait
avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes vagues nageaient
très lentement, à peine visibles dans l’ombre.
Georges cria au cocher :
"Retournons, " Et la voiture s’en revint, croisant les
autres, qui allaient au pas, et dont les grosses lanternes
brillaient commedes yeux dans la nuit du Bois.
Comme elle avait dit cela d’une étrange façon ! Du
Roy se demandait : "Est-ce un aveu ?" Et cette presque
certitude qu’elle avait trompé son premier mari l’affolait
de colère à présent. Il avait envie de la battre, de
l’étrangler, de lui arracher les cheveux !
Oh ! si elle lui eût répondu : "Mais, mon chéri, si
j’avais dû le tromper, c’est avec toi que je l’aurais fait."
Comme il l’aurait embrassée, étreinte, adorée !
Il demeurait immobile, les bras croisés, les yeux au
ciel, l’esprit trop agité pour réfléchir encore. Il sentait
seulement en lui fermenter cette rancune et grossir
cette colère qui couvent au coeur de tous les mâles
devant les caprices du désir féminin. Il sentait pour
la première fois cette angoisse confuse de l’époux qui
soupçonne ! Il était jaloux enfin, jaloux pour le mort,
jaloux pour le compte de Forestier ! jaloux d’une
étrange et poignante façon, où entrait subitement de
la haine contre Madeleine. Puisqu’elle avait trompé
l’autre, comment pourrait-il avoir confiance en elle,
lui !
Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en son
esprit, et se roidissant contre sa souffrance, il pensa :
"Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir et
ne rien leur donner de soi."
L’amertume de son coeur lui montait aux lèvres en
paroles de mépris et de dégoût. Il ne les laissa point
s’épandre cependant. Il se répétait : "Le monde est
aux forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de
tout."
La voiture allait plus vite. Elle repassa les fortifications.
Du Roy regardait devant lui une clarté rougeâtre
dans le ciel, pareille à une lueur de forge démesurée
; et il entendait une rumeur confuse, immense,
continue, faite de bruits innombrables et différents,
une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et
énorme palpitation de vie, le souffle de Paris respi-
rant, dans cette nuit d’été, comme un colosse épuisé
de fatigue.
Georges songeait : "Je serais bien bête de me faire
de la bile. Chacun pour soi. La victoire est aux audacieux.
Tout n’est que de l’égoïsme. L’égoïsme pour
l’ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme
pour la femme et pour l’amour."
L’arc de triomphe de l’Étoile apparaissait debout à
l’entrée de la ville sur ses deux jambes monstrueuses,
sorte de géant informe qui semblait prêt à se mettre
en marche pour descendre la large avenue ouverte
devant lui.
Georges etMadeleine se retrouvaient là dans le défilé
des voitures ramenant au logis, au lit désiré, l’éternel
couple, silencieux et enlacé. Il semblait que l’humanité
tout entière glissait à côté d’eux, grise de joie,
de plaisir, de bonheur.
La jeune femme, qui avait bien pressenti quelque
chose de ce qui se passait en son mari, demanda de
sa voix douce :
"A quoi songes-tu, mon ami ? Depuis une demiheure
tu n’as point prononcé une parole."
Il répondit en ricanant :
"Je songe à tous ces imbéciles qui s’embrassent, et
jeme dis que, vraiment, on a autre chose à faire dans
l’existence."
Elle murmura :
"Oui... mais c’est bon quelquefois.
- C’est bon... c’est bon... quand on n’a rien de
mieux !"
La pensée de Georges allait toujours, dévêtant la
vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage méchante
: "Je serais bien bête de me gêner, deme priver
de quoi que ce soit, de me troubler, de me tracasser,
de me ronger l’âme comme je le fais depuis quelque
temps." L’image de Forestier lui traversa l’esprit sans
y faire naître aucune irritation. Il lui sembla qu’ils venaient
de se réconcilier, qu’ils redevenaient amis. Il
avait envie de lui crier : " Bonsoir, vieux."
Madeleine, que ce silence gênait, demanda :
"Si nous allions prendre une glace chez Tortoni,
avant de rentrer."
Il la regarda de coin. Son fin profil blond lui apparut
sous l’éclat vif d’une guirlande de gaz qui annonçait
un café-chantant.
Il pensa : "Elle est jolie ! Eh ! tant mieux. A bon chat
bon rat, ma camarade. Mais si on me reprend à me
tourmenter pour toi, il fera chaud au pôleNord." Puis
il répondit : "Mais certainement, ma chérie." Et, pour
qu’elle ne devinât rien, il l’embrassa.
Il sembla à la jeune femme que les lèvres de son
mari étaient glacées.
Il souriait cependant de son sourire ordinaire en lui
donnant la main pour descendre devant les marches
du café.

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